La réputation de Pierre Célis était déjà légendaire au début de sa quarantaine. Les péripéties de son existence avaient rédigé une histoire merveilleuse, le plus séduisant de tous les contes de la révolution microbrassicole. Son auréole symbolisait la résistance du petit contre les géants. Ses annales ont été reproduites tellement souvent qu’il était possible d’écrire un article sur sa trajectoire sans avoir besoin de le rencontrer.

Comment la bière blanche a failli disparaître

Plusieurs auteurs l’avaient fait, plusieurs le font encore. Ces derniers n’ont plus le loisir de choisir. Célis veille sur les pauvres buveurs de bière depuis 2011. Résumons.  En Belgique, dans les années 1970, la bière blanche n’était plus versée dans les chopes depuis une dizaine d’années. Le tsunami des bières blondes de fermentation basse, était en train de se lever. Une progression fulgurante. Les nouveaux équipements industriels permettaient de transformer des océans. Ces brasseries se développaient par acquisitions ou par fusions.

En règle générale, les petites entreprises avalées étaient noyées, fermées. Les artisans décoctant des styles régionaux condamnaient leurs robinets au moment de leur retraite. Les espaces libérés dans les rayons étaient comblés par les lagers. Le style « blanche » s’était donc évanoui depuis plusieurs gorgées. Une bière difficile à brasser par la nature du blé qui obture souvent les filtres dans les cuves.

De plus, sa personnalité instable la destinait à un marché de proximité. Le pouvoir désaltérant qu’elle offrait, fraîchement sortie des cuves, se métamorphosait plus ou moins rapidement en sa cousine lointaine, le lambic.

Pierre Célis à la rescousse de la bière blanche

Célis avait été assistant brasseur pour la brasserie Thomsin pendant son adolescence. Celle-ci était la dernière ayant concoctée une bière blanche. La recette imbibée dans sa mémoire, il a tenté de la faire revivre dans sa cuisine, avec les moyens du bord. Il a servi le résultat de son espièglerie à ses amis, déclarant avoir trouvé des vieilles bouteilles dans le caniveau. La fraîcheur des bières l’a trahi, impossible qu’elles puissent être des embouteillages originaux. Il avoua son méfait.

Il sera condamné par la demande populaire à se lancer dans le brassage commercial. Il a d’abord fondé une petite brasserie sans prétention, sans autres ambitions que de faire plaisir aux amis, d’amuser la galerie. Il a aussi déniché le moule du verre célèbre qui contribuera à sa popularité, surnommé le petit pot de confitures, hommage aux traditions de la région. Il nomme sa bière en respectant l’héritage ancestral. Elle allait être baptisée du nom de son hameau : Hoegaarden Wit (en néerlandais, car le village est en Flandres) que l’on identifié en français Hoegaarden Blanche.

Un vieux slogan de saucisses déclarait au siècle passé que plus de gens en demandaient parce qu’elles étaient fraîches et qu’elles étaient fraîches parce que plus de gens en demandaient. Était-ce plutôt le contraire ? La circularité du principe du « ceci explique cela » nourrissait ce mouvement perpétuel. La fulgurante ascension de la microbrasserie a navigué sur ces rapides. Les Hoegaarden Blanche n’ont pas souvent le temps de s’acidifier. Elles deviennent la bière favorite des étudiants de l’Université de Leuven, ville voisine.

Le tourisme, qui connaît alors une popularité croissante, fait connaître cette « nouveauté » aux visiteurs. Des cafés parisiens en demandaient, des pubs britanniques et hollandais en importaient. La prise de conscience par les autochtones de la popularité internationale attire l’attention. La demande interne explose. Son succès se mesure à l’inspiration qu’elle provoque : Blanche de Bruges, Blanche de Namur, Dentegems Wit, Blanche de Chambly

Blanche belge bière de blé Pierre Célis
Pierre Célia en entrevue au Falstaff à Bruxelles

Trop populaire?

La maison est nommée de Kluis (le caveau) en hommage aux locaux où les cuves sont rivées. Célis développera ensuite deux autres nectars : la Hoegaarden Grand Cru, fortement inspirée des triples ainsi que Fruit défendu, une rousse foncée portant les épices traditionnelles des blanches. En 1985, un incendie a réduit son jouet en cendres. Les assurances ne couvraient qu’une infime fraction de la capitalisation. C’était la fin. La brasserie de la ville voisine Leuven, l’étoile en pleine ascension des lagers blondes, Stella Artois, lui a proposé une offre impossible à refuser.

Au lieu de tout simplement acheter les raisons sociales et l’expertise, elle lui a également offert des actions et un poste. Célis n’avait rien perdu, il devenait soudainement très fortuné, en plus d’occuper une fonction importante dans les opérations. Peu de temps après, Stella allait fusionner avec Jupiler pour devenir Interbrew, son premier pas pour éventuellement devenir le plus important brasseur au monde. De nos jours, il ne subsiste que le « in » du nom originel : ABinBev. 

La passion de Célis dans ce nouvel univers était un tantinet affadie. Il était devenu un observateur respecté et honoré de la maison. Un poste honorifique. On ne brassait plus de façon artisanale. Les connaissances scientifiques avaient transformé et surtout facilité le brassage de la bière blanche. Lorsque la maison a décidé qu’il fallait la brasser en haute densité, selon une procédure typique industrielle, sa motivation s’est évaporée.

Enfin, elle n’était plus forte forte dans ces chaussures trop grandes pour lui. Haute densité ? Les géants brassent à un taux avoisinant le 8% ac./vol. Le pourcentage est ensuite ajusté à la dose souhaitée en diluant avec de l’eau déminéralisée, désoxygénée. Voilà comment toute bière peut rapidement voir des versions super légères, fortes, super fortes offertes du jour au lendemain en fonction de la demande.

Plus on se dirige vers un faible taux, plus les profits de la maison augmentent. La valeur des actions de Célis avaient fortement augmenté lorsqu’il a décidé de s’en départir en 1990. Il souhaitait néanmoins recommencer son rêve avec un nouveau jouet. Il ne pouvait pas le faire en Belgique, clause de non concurrence oblige.

La conquête de l’Amérique

Il a considéré le temps d’une larme s’installer au Québec. Ni les équipements de la Portneuvoise, ni ceux de Massawippi, deux microbrasseries à vendre ne l’intéressait. Ni surtout le climat. Il allait opter pour le sud des États-Unis.

Je tenais donc à m’entretenir avec lui pour un reportage pour BièreMAG, respirer un peu d’air qu’il allait expirer, nourrir ma passion, pour me vanter, pour m’imbiber de son aura, pour me péter les bretelles de l’avoir rencontré, un trophée dans mon cheminement. Je lui avais fait parvenir quelques fax avant mon départ, proposant des dates et lieux de rencontre. Aucune réponse.

J’avais son numéro de téléphone personnel en Belgique, le même que celui du fax !  J’ai versé quelques francs belges quotidiennement dans les cabines téléphoniques pour laisser des messages sur sa boîte vocale. Il était à l’autre bout de la ligne l’avant-veille de mon départ pour Strasbourg. J’allais faire la connaissance de Jean Claude Colin, dernière étape de ce voyage. Rancard impossible pour Celis. Il pouvait me rencontrer la veille de mon retour au pays.

Je devais alors écourter mon séjour en Alsace. Petit détour de 260 kilomètres. Lorsque j’ai informé Jean-Claude du motif de cette modification à ma visite, il m’a dit qu’il fallait que j’en profite pour rencontrer Gaston Marinx. C’était la première fois que j’entendais ce nom. Mon radar biérophile n’avait jamais identifié cette personnalité.

Je n’ai jamais eu l’occasion d’accepter cette rencontre, il m’informa que Marinx allait nous rejoindre une heure après mon interview avec la célébrité. Mon lieu de rendez-vous privilégié pour mes meetings à Bruxelles était le Falstaff, à l’ombre de la Grand’place. Un estaminet bien connu qui employait déjà les terminaux de paiement sans fil dans les années 1990. Je m’installais toujours devant la grande fenêtre de la baie de droite afin de bien surveiller l’entrée.

Célis avait spécifié que sa cravate texane allait m’aider à le reconnaître. C’était gentil de sa part. Était-il le moindrement conscient que sa photo était publiée dans plusieurs journaux ? J’invitai mon ami et correspondant BièreMAG, mais surtout mon hôte de Louvain-la-Neuve, Jean Sauvageau à participer à cette rencontre. Célis arriva à l’heure convenue.

Souriant, affable, accessible. Cravate bolo-tie au cou comme annoncée. Un tout petit monsieur. Cinq pieds deux pouces tout au plus. L’envers du géant qui fermentait dans mon admiration. Nous sirotions déjà une Hoegaarden Blanche, la version édulcorée, stabilisée, du produit qu’il avait réhabilité.  – Bonjour monsieur Célis, je suis fier de faire votre connaissance. Après les formalités d’usage, je le taquinai en lui demandant s’il voulait boire, lui aussi, une Hoegaarden blanche.  – Mais bien certainement!

Pierre Célis, bière blanche
Pierre Celis avec Alain Geoffroy et Mario D’Eer au Black Tomato à Ottawa

Gaston Marinx de la partie

Une entrevue plus ou moins débridée, plus ou moins formelle, a suivi. Elle m’a autorisé à m’approprier son histoire à mon tour. Pendant nos échanges, j’aperçois celui qui me semblait être Gaston Marinx arriver devant l’établissement, foulard au vent, le port droit et souriant, Aristide Bruant dans toute sa splendeur ! Je ne l’avais jamais vu, mais je le reconnaissais. Le type a exécuté tous les gestes d’une personne en train de valider qu’elle était au bon endroit : examen de l’enseigne de gauche à droite à gauche, consultation d’un bout de papier, lecture du nom sérigraphié sur la fenêtre.

Il entra, son visage rubescent investiguant l’intérieur. Je me levai. 

– Monsieur Marinx ?

– Mario ? Nous nous sommes reconnus.

– Venez, nous sommes assis là.

Il constata nos verres. Il n’avait pas encore engagé le geste de retirer son manteau qu’il s’envola dans une tirade dithyrambique. Il louangea la personne qui avait fait renaître cette bière-sphynx, un certain Célis. Il ne tarrissait pas d’éloges.  Des envolées lyriques, imbibées de fierté et d’admiration. Sa passion s’exprimait. Il paraphrasait le témoignage que venait de nous livrer Célis.

Nous observions, Jean et moi, le louangé et son glorificateur, la fierté bourgeonnant d’un bord, la fierté respectueuse de l’autre. Ils ne se connaissaient pas, ni l’un, ni l’autre. Nous vivions un moment solennel, partagions silencieusement la même émotion, suspendus au témoignage. Le sourire de Celis ne cessait de grandir. Sa fierté irradiait son visage. Marinx vantait l’autre à tire-larigot. Un éloge admiratif monopolisant cinq minutes.

Gaston Marinx Bière Blanche
Gaston Marinx en conférence au Mondial de la Bière

Après son laiüs, je lui ai demandé : – Avez-vous déjà rencontré monsieur Célis ? – Je n’ai jamais eu cette occasion ! – Savez-vous à quel endroit il vit ? – Je crois qu’il vit maintenant aux États-Unis… Mais j’aimerais bien faire sa rencontre un jour. Je bouillais de fierté et d’orgueil :  – Je suis très heureux de vous présenter Monsieur Pierre Célis, la personne dont vous venez de faire l’éloge. – C’est vraiment lui ? Marinx était très ému. Son silence débordait de questions entremêlées de scepticisme.

Célis flottait. Nous étions devenus témoins de leurs échanges, interférant le moins possible. Un spectacle unique, impossible à scénariser. Nous étions ivres de bonheur. Cette rencontre, cette fantaisie, justifiait le coût de l’essence additionnelle.  Après le départ de la légende blanche, nous pouvions ensuite découvrir qui était ce personnage introduit par Jean Claude Colin.

Sociologue du goût, Marinx enseignait et faisait ses recherches à l’Université de Liège. Le concept de « Y du goût » était la charnière de ses études et enseignements. Il donnait régulièrement des conférences sur les perceptions sensorielles de la bière et de ses accords avec les aliments. Un personnage sympathique, généreux, habité d’une grande sensibilité. Il m’offrait gracieusement une formation sur la dégustation, des concepts qui allaient m’aider à mieux expliquer.

Cette entrevue concluait de façon paradisiaque ma semaine en Europe. Une soixantaine de kilomètres sépare Liège de Hoegaarden ! Deux grands noms du monde de la bière : deux univers séparés. Par la politique d’abord ; un Flamant et un Wallon, par la position sociale ; un ancien laitier et un intellectuel et par leur rôle dans le monde de la bière ; le premier au cœur de l’action, l’autre en périphérie. Le neutron et l’électron avaient électrifié cette rencontre.

Célis avait investi ses profits de la vente à Interbrew en reproduisant fidèlement une copie de la brasserie De Kluis au Texas. Il accordait également des droits de brassage. Il était présent pour le lancement de la Celis White au Black Tomato, un pub sympathique dans le vieux Marché By à Ottawa. L’autorisation avait été accordée à la microbrasserie Brick. Le produit ontarien reniflait l’orange à plein nez.

– Tabarouette Alain! On est à des années-lumière de ce qui se brasse aux États-Unis ou en Belgique ! C’est du jus d’orange aromatisé à la bière !

– Je ne comprends pas, moi non plus, Mario !!! Lorsque la célèbre légende nous demanda ce que nous pensions de ce produit, mon devoir d’honnêteté a parlé : 

– Ça goûte l’orange en sapristi….

– C’est ce qui est spécial avec les versions de cette bière : elles sont vraiment différentes partout où elles sont brassées! Chacun était libre du dosage d’écorce d’orange et de coriandre à infuser dans la recette. Le résultat final pouvait être de la grande interprétation, comme la version belge d’Affligem ou une caricature telle l’ontarienne. Célis s’amusait, parcourait le monde, recevant tous ces témoignages, tout cet amour.

La brasserie De Kluis en Belgique avait été transformée en centre d’interprétation lorsque nous avions visité l’endroit dans le cadre de la planification de la route belge de la bière, Alain et moi. Il a connu plusieurs rénovations et modifications depuis. Chacune diluant un peu plus la mémoire de Pierre Célis. Du côté des États-Unis, la brasserie Célis du Texas a connu plusieurs difficultés. L’implantation de sa bière au pays de l’Oncle Sam a été laborieuse. De nos jours, sa fille Christine dirige l’entreprise sphinx.

Mario d'Eer, biérologue, conférencier et auteur

Fermentation Spontannée

Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec

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