Dans les années mi-quatre-vingt-dix, l’Ordre de Saint-Arnould (OSA) organisait une kyrielle d’activités de découvertes brassicoles : des visites de brasseries, des cours sur la dégustation, des cours de brassage-maison, des rencontres-causeries avec des brasseurs, des repas « accords bières-mets ». C’était l’époque effervescente des défricheurs. L’exploration du potentiel illimité offert par la variété de bières qui inondaient le marché. Son BULLEST’in publiait l’horaire des activités, accompagné des formulaires d’inscription.
Les débuts de BièreMag
L’idée de publier un véritable magazine ne faisait pas partie des fantasmes des membres du conseil d’administration. Ni des miens. Puis un jour. Paul Jean Jr., l’éditeur de Better Wine Making, m’approcha afin de me la proposer. Il me présenta les nouvelles technologies qui démocratisaient le monde de l’édition, notamment le logiciel Ventura Publisher pour MS-DOS. Il permettait de diviser une page en plusieurs boîtes facilement insérables dans deux ou trois colonnes. Une simple page couverture en deux couleurs sur du papier glacé enveloppait huit grandes feuilles de papier ordinaire plié, offrant un total de trente-deux pages.
J’étais subjugué. Disons, facile à convaincre. Le contenu potentiel d’une publication dédiée à la fille du soleil ne faisait aucun doute dans ma chope : analyses gustatives, reportages sur les brasseries, accords bières-mets, visites de pubs, capsules historiques, mot du brasseur, brassage maison, anecdotes, blagues, photos, illustrations et publicités. J’étais convaincu qu’il était possible de publier trente-deux pages par trimestre. J’étais même prêt à emprunter deux ou trois pseudonymes pour nourrir les pages. Je frétillais.
J’ai présenté le projet au conseil d’administration. Les membres ont posé les bonnes questions, exprimé les réserves pertinentes. Nous devions faire une étude de marché, mais surtout : « Avait-on assez de stock, d’auteurs et d’autrices pour remplir une revue ? Est-ce que cela répondait à un besoin de nos membres ? » L’OSA s’était fonctionnarisé assez rapidement, devenu un tantinet frileux.

BièreMag à la conquête du monde!
Parmi mes collègues, Alain Geoffroy avait déjà publié un journal culturel dans Outremont pendant ses études collégiales. Le logiciel d’édition ne l’impressionnait guerre : il était possible de faire des mises en page de qualité professionnelle avec Word Perfect. Il nous informa que la principale « bière d’assise » reposait sur les revenus publicitaires. Nous n’avions peut-être pas besoin de faire appel à des ressources extérieures pour l’édition. Il proposa d’examiner deux options : le format « magazine » et le format « journal ».
Alain possédait cette qualité honorable : il était en mesure d’assumer pleinement sa solidarité avec le conseil d’administration tout en m’appuyant inconditionnellement dans mes choix ! J’ai consulté quelques microbrasseries et pubs afin de déterminer les montants qu’ils étaient prêts à investir. Les prévisions indiquaient que le seuil de rentabilité se trouvait autour de seulement quelques dizaines de copies vendues, dans la mesure où les chroniqueurs et chroniqueuses acceptaient de collaborer bénévolement.
N’ayant pas à piger dans les droits d’adhésion, la revue avait même le potentiel de générer des revenus. Risque zéro pour le club ! On m’a fait confiance. Dès l’annonce du projet, les offres de collaborateurs et collaboratrices se sont présentées. Nos passions carburaient au même robinet. La plus effervescente surprise a été celle de Lucie Larochelle proposant des chroniques sur le thème « la femme et la bière ». On a foncé. Du grand amateurisme, imbibé d’une passion. Un enthousiasme contagieux.

L’évolution du magazine a reflété celle de la technologie. Un an plus tard, Windows 3.0 était créé. Nous avons gradué au PC-386, écran couleurs quatorze pouces, une souris, des disques souples de trois pouces et demi encastrés et un nouveau logiciel : Page Maker. L’Ordre de saint-Arnould, qui s’était dissoute, m’avait cédé la revue. Alain Geoffroy avait accepté la responsabilité de rédacteur en chef. Des chroniqueurs de réputation internationale se sont ajoutés : des noms prestigieux tels : Stephen Beaumont, Anne-Marie Parent, Charlie Papazian, Gilbert Delos, Jean Claude Colin, Philippe Voluer et plusieurs autres. Toutes et tous sous la protection grammaticale de notre ange-gardien, Claude Rochon.
Les mois ont passé, l’évolution se poursuivait. Sauter vers Power Macintosh, écran dix-sept pouces, disques Iomega ZIP 100 MB, Quark XPress, le roi de l’édition. Michel Dalpé, un graphiste de grand talent, a proposé ses services. BièreMAG offrait désormais un look haut de gamme, allongeant les textes sur du papier couché mat.
Nous vendions maintenant quelques centaines de copies en France, Suisse et Belgique. Nous avons ajouté un sous-titre prétentieux : « L’international de la bière ». Un magazine-carte-de-visite qui m’ouvrait les portes de toutes les brasseries du monde. D’y être reçu en roi, appareil photo en bandoulière. Qui me permettait de poursuivre ma quête de mieux déterminer les différences entre les trois grandes écoles de brassage : la germanique, la belge et la britannique.
Abreuver ma soif insatiable de mieux comprendre afin de mieux expliquer. Notre site internet, l’un des premiers consacrés à la bière, de qualité professionnelle grâce à l’implication de Frédérick Tremblay, lui conférait une crédibilité plus qu’enviable. BièreMAG avait grandit à une vélocité étourdissante. Une façade opulente…. aux pieds d’argile. De l’argile ben humide. Glissante.
« Ça brasse au Québec »
Une publication soeur est arrivée, financée par une subvention gouvernementale d’aide aux jeunes entrepreneurs. L’équipe enthousiaste et dynamique de « Ça brasse au Québec » offrait du contenu additionnel, rafraîchissant, de très haute qualité. Nos revenus publicitaires ont dès lors été fractionnés. Le marché de la commandite ne pouvait pas soutenir deux revues. J’ai proposé une fusion dès la sortie de leur premier numéro. Réponse orpheline. Lorsque leurs fonds se sont asséchés, la revue s’est endormie. BièreMAG était quand même affaibli.
Une marge de crédit faisait le pont entre les revenus et les paiements. Un collaborateur remercié nous a intenté une poursuite punitive. Il n’a rien gagné, mais les frais d’avocat avaient creusé un trou profond dans le compte. Je pigeais maintenant plus souvent dans la marge que je n’y versais des sous. La porte de sortie a été de vendre à gros prix la page couverture, qui devait être liée à un article. Une vente facile. La photo était décidée et fournie par la brasserie.
À ce moment, Philippe Clédat lançait « Bière magazine » en France. Il souhaitait acheter des droits de reproduction de certains de nos articles pour les publier dans le sien. Impossible de garantir un approvisionnement, je lui ai plutôt proposé d’acheter BièreMAG. Il n’a pas demandé le prix. J’étais démasqué.

Quelques numéros plus tard, la veille d’aller sous presse, après que tout le montage graphique ait été terminé, les autorités de Bières de la Nouvelle-France nous ont signifié qu’ils se désistaient de la page couverture. Ils acceptaient néanmoins que nous utilisions la photo fournie. Malgré cette « générosité », la marge étant pleine, il était impossible de payer l’imprimeur. BièreMAG avait versé ses dernières larmes. Une seule copie de ce numéro final a été imprimée par la brasserie Dieu du Ciel sur Laurier à Montréal pour consommation sur place.
Le site internet a poursuivi la mission, mais le glamour n’avait pas la même force d’attraction, ni auprès des auteurs, ni pour séduire les annonceurs. J’étais devenu le principal contributeur, administrateur et financier. Festibière était mort depuis quelques années, on m’offrait de moins en moins de contrats pour des conférences. Mon implication professionnelle dans le monde de la bière en était à ses derniers balbutiements.
Je suis donc retourné faire un bac en enseignement à l’Université d’Ottawa. Devenir enseignant à l’aube de ma cinquantaine me stimulait au plus haut point. Dès ma sortie, un poste à temps plein m’a été offert.
C’est à ce moment là qu’un jeune homme de forte stature, fier, sûr de lui-même, a sollicité une rencontre avec moi. Il m’informait qu’il allait bientôt lancer une plateforme compétitive et donner des conférences sous la raison sociale de « Bières et plaisirs ».
Je reconnaissais le type qui m’avait convoqué quelques mois auparavant à une entrevue pour un boulot inexistant à la Cité collégiale d’Ottawa. La Cité songeait à créer un poste de professeur, dans le cadre d’un éventuel programme destiné aux petites entreprises.
Je devais convaincre le comité que j’étais la bonne personne pour ce poste, dont la description n’était pas encore faite, dans un programme toujours inexistant. Une entrevue musclée. Une logique qui m’échappait, qui avait soulevé un déséquilibre dans ma perception des choses. Je n’avais jamais reçu de réponse par la suite. De toute évidence, je n’avais pas été sélectionné pour donner des cours dans ce poste imaginaire ! Ou peut-être que je l’occupe toujours ?
Monsieur Wouters m’informait maintenant, chez-moi, que suite à ses recherches et consultations, plusieurs personnes l’avaient prévenu de ma réaction. J’allais être jaloux et choqué de son arrivée comme mon principal compétiteur. Une grande méprise. J’encourageais la relève depuis les tout premiers débuts de l’OSA. Il y avait d’ailleurs plusieurs autres experts bière connus dans les médias qui promenaient leurs chopes au Québec. Qu’il vienne me dévoiler les résultats de son investigation en personne, dans ma maison, me confondait.
À l’époque, alors que je débutais ma carrière d’enseignant au primaire, j’avais pris la décision de délaisser mes activités « biérologue ». Je n’avais plus rien à prouver, satisfait du travail que j’avais accompli, des titres que j’avais publiés. Je pouvais tourner la page, mission de défrichage accomplie. L’occasion était parfaite pour passer le flambeau.
J’ai lui alors proposé de fusionner, de nous associer. Si ce type avait eu le culot de me convoquer à cette audition hollywoodienne, je me doutais bien qu’il pouvait réaliser de grandes choses. Qu’il pouvait insuffler à BièreMAG une énergie fabuleuse. J’allais pouvoir délaisser ma carrière d’expert bière en laissant un héritage pérenne. J’ai senti, à son regard étonné, que ma réponse d’armistice hâtive ne cadrait peut être pas avec ses attentes.
Il a refusé mon offre. Son succès ultérieur a néanmoins confirmé l’impression que j’avais de son potentiel. Hasard ou conséquence oblique des mécanismes gouvernant les comparaisons, l’arrivée de Bières et plaisirs a coïncidé avec un souffle nouveau donné à ma carrière de biérologue ! Qui m’a permis de rembourser la marge de crédit du magazine plus rapidement que planifié…
BièreMAG point « çéa » était devenu un boulet de plus en plus lourd à porter. Une proposition de partenariat m’a été offerte par un jeune entrepreneur, Pierre-Luc Pilon. J’ai tiré la plogue le jour où la réserve d’énergie de ce dernier s’est asséchée à son tour.
Je lève ma chope bien haute en l’honneur de ces passionné.e.s qui ont offert aux amateurs de bonnes bières des imprimés éducatifs, qui comme pour BièreMAG, ont dû abandonner le navire pour des raisons semblables : le Sous-verre, les Carnets de ma bière, Bières et impressions (devenu Bières et plaisirs). Mes respects également à Philippe Clédat, qui a longtemps pigé dans ses réserves afin de maintenir Bière magazine vivant et lui permettre de progresser.
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Fermentation Spontannée
Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec
Mon cher Mario,
Merci de ce que tu as fait pour l’industrie. Nous sommes fiers, mon équipe et moi de t’avoir donné, à plusieurs reprises, une tribune qui te revenait dans nos différents médias.
Je me rappelle encore nos belles soirées à la maison, à partager le verre de l’amitié. Je vois que celui-ci était sincère 😊
Santé
Philippe
Merci !
Effectivement, il y en a en titi des souvenirs dans cette chope. Non seulement dans ta maison, mais aussi chez moi, chez nos amis en commun et dans plusieurs événements.
Cheers !