Londres au XVIIIe siècle est l’épicentre d’un phénomène jusqu’alors sans précédent dans l’histoire : la révolution industrielle. Cette révolution sera aussi la mère d’une bière de type nouveau: la porter. En réalité, les deux phénomènes se nourrissent l’un de l’autre.

Ce n’est pas une révolution en soi, bien sûr : personne ne se lève un matin pour se retrouver face à une pluie soudaine de machines à vapeur. Comme le dit l’historien américain John Merriman, la révolution industrielle est d’abord une intensification de l’artisanat. C’est avec le recul que l’on perçoit quelque chose de profondément révolutionnaire. Pour l’instant, un mélange d’opportunités économiques, de prospérité et d’accès aux marchés étrangers favorise l’intégration de nouvelles innovations.

Les métiers à tisser, moteur principal de l’industrie anglaise, voient apparaître invention après invention. En quelques années, la productivité est multipliée par dix. On consolide, on agrandit, etc. Puis vient la machine à vapeur, et les grandes usines qui crachent leur fumée toxique sur les toits des nouveaux quartiers spécialement conçus (à moindre coût) pour loger les ouvriers.

La porter : une révolution du brassage

Et que boit l’ouvrier ? La nouvelle boisson à la mode, une bière de type porter.

Un peu de contexte. Avant la révolution, la bière anglaise est de type ale, sombre, brune ou rousse. Dans tous les cas, elle est rarement claire. La lager n’existe pas encore. Les seules bières claires sont l’apanage des manoirs et des bourgeois. Ce sont ces bières de garde et les vins d’orge que l’on fait vieillir abondamment, tant pour affiner leur goût que pour impressionner la galerie. La bière du peuple est sédimentée, opaque et de qualité variable.

Tantôt la bière a à peine le goût des céréales, tantôt elle est aromatisée avec une panoplie d’ingrédients douteux, tels que le soufre, pour en masquer l’amertume. Oui, en termes de gestion de la qualité, nous sommes au Far West.

Vous l’aurez deviné : le plus grand défi pour le brasseur à l’époque était de protéger sa bière des bactéries. Assurer un produit sain et stable était pratiquement impossible. On savait qu’il suffisait de doubler, voire tripler, la quantité de céréales dans le moût, mais cela signifiait payer beaucoup plus de taxes, et la plupart des personnes modestes étaient alors incapables de se le permettre.

Que faire ? Ce sont non pas les brasseurs, mais les agriculteurs anglais qui répondront à cette question. Grâce aux gains de productivité offerts par la mécanisation, les rendements de la terre commencent à augmenter et le coût des céréales, plus abondantes, commence à baisser. Les brasseurs se retrouvent ainsi avec une opportunité énorme.

La différence de prix entre les matières premières et le produit final n’a jamais été aussi grande (ou rarement pendant une période aussi soutenue). Les plus astucieux en profitent également pour faire vieillir la bière. C’est ainsi que les contours de la bière Porter se dessinent lentement mais sûrement. Une bière brune, plus forte en alcool, bien houblonnée et vieillie pendant 9 à 12 mois.

Les brasseurs londoniens investissent dans des cuves allant jusqu’à 10 mètres de haut et prennent sur eux de conserver la bière avant de la servir. Auparavant, c’étaient les tavernes qui se chargeaient de stocker la bière fraîche, pas encore tout à fait prête à être consommée. Les taverniers, pour éviter les pertes, mélangeaient souvent différentes bières de différents âges et de différentes forces pour créer un produit vaguement stable.

La bière qui vieillit tranquillement pendant plus de neuf mois élimine ce besoin en devenant d’emblée un produit stable et universel. La Porter est donc, à proprement parler, l’un des premiers produits standardisés de la révolution industrielle anglaise !

À travers cette innovation, la bière quitte également le domaine du tavernier et du brasseur artisanal pour entamer son long voyage vers les conglomérats mondiaux. Cependant, à bien des égards, la bière reste un produit artisanal : on ne connaît pas encore la levure ni le thermomètre.

Bière Porter Histoire
La bière Porter était la bière la plus consommée de l’époque. Considérée comme un premium jusqu’au premier tiers du 18e siècle, elle passe lentement dans l’oubli alors que les ales plus douces deviennent de plus en plus populaires.

D’ou venait le nom de la bière “Porter”?

La première référence écrite connue à la bière Porter se trouve dans une publication de 1721 intitulée “A Treatise on the Art of Brewing” par l’écrivain et brasseur anglais John Harris. Dans son livre, Harris fait référence à une bière appelée “Entire Butt”, qui était un prédécesseur de la bière Porter. Le terme “porter” a ensuite été utilisé pour décrire un style spécifique de bière qui était sombre, forte et bien houblonnée, appréciée par la classe ouvrière à Londres.

Le concept de Entire Butt, quant à lui, référait à la totalité du barril de la même bière, versus un barril de bière mélangé. Une source douteuse, mais souvent citée, est le roman “Evelina” de Fanny Burney, publié en 1778. Dans un passage, l’héroïne rencontre un homme qui commande une “pinte de Porter”.

Une autre affirmation couramment avancée est que la Porter était la boisson préférée des porteurs de charges, d’où son nom. Cependant, les données anthropologiques et sociologiques de l’époque ne corroborent pas cette théorie. Les registres des tavernes de Londres indiquent que diverses bières étaient consommées par les ouvriers, et il est trompeur de prétendre que la Porter était leur choix exclusif.

La bière a été rétrospectivement associée aux fameux “porteurs” londoniens, ce corps de métier professionnel à mi-chemin entre ouvrier journalier et facteur de cargaison. Avec certains des ports les plus occupés d’Europe et des usines assoiffées de ressources diverses, la ville de Londres avait besoin de livreurs capables de déplacer rapidement de lourdes charges à dos d’homme.

Les porteurs se divisaient en réalité en deux groupes distincts : ceux chargés de débarquer les marchandises du port vers la ville, et ceux chargés de transporter les marchandises d’un endroit à l’autre à travers la ville. Les porteurs attendaient le matin à l’un des nombreux “poteaux de porteur” disséminés dans toute la ville.

Ces journaliers ne représentaient qu’une goutte d’eau dans le mouvement ouvrier en plein essor à Londres, et ils n’étaient évidemment pas les seuls consommateurs de la Porter. C’est ici que le mythe et l’histoire commencent à se brouiller. La bière Porter était certes abordable, mais il est fort probable qu’elle n’ait pas été la moins chère, ni même le choix le plus évident. En revanche, sa réputation de l’époque en aurait fait une boisson très appréciée parmi les porteurs.

À une époque où la bière était considérée comme un aliment, cette boisson robuste, riche en nutriments, stable et plutôt savoureuse aurait été comparée à un repas complet. Cela est notamment dû à la capacité de la levure à augmenter la teneur nutritionnelle des céréales et de ses vitamines. On estime qu’un porteur anglais du XVIIIe siècle pouvait obtenir jusqu’à 2000 calories par jour à partir de la bière. En effet, l’alcool contient quatre fois plus de calories que le sucre.

Le succès de la Porter réside dans le fait que son modèle d’affaires – expansion, vieillissement en fût et rachat de petites tavernes – devient rapidement la norme. Ainsi, de nombreuses brasseries n’ont d’autre choix que de se lancer dans la course à la Porter, ce qui bouleverse l’offre traditionnelle de bières. Même en Irlande, on n’a pas d’autre choix que de suivre le courant londonien, bien qu’il soit détesté.

Le succès est tel que la Porter devient également un produit d’exportation. Une boisson stable, forte en alcool, bien houblonnée et, qui plus est, nourrissante (bien que cela puisse être débattu). La Porter devient immédiatement l’une des principales boissons fermentées vendues dans les colonies, tout comme la bière de mars et le vin d’orge. Mais n’oublions pas l’un des clients les plus importants des exportateurs anglais : la cour de Russie. Oui, la grande Catherine II commande des quantités colossales de Porter pour sa cour. On raconte que dans la cour de l’impératrice, on n’a le droit de boire que de la Porter.

Porter la prochaine vague de bière…

Mais tout cela va changer. Les innovations apportées par la Porter et les guerres napoléoniennes vont porter un coup fatal à la populaire Porter. Grâce au café, on développe l’art de la torréfaction en parvenant à faire rôtir les grains plus lentement, ce qui augmente la quantité de sucre fermentescible. En d’autres termes, plus besoin de payer un prix élevé pour un malt pratiquement brûlé afin de produire une bière à forte teneur en alcool…

Vers les années 1820, les malts pâles commencent à être utilisés dans la fabrication de la Porter. En même temps, de nouvelles taxes sur le malt, le grain et la fabrication font grimper en flèche les prix de la Porter. La dette de guerre contractée pour affronter Napoléon en Europe est largement responsable de cette nouvelle initiative (elle prendra un siècle à rembourser), mais c’est surtout l’apparition de nouveaux styles de bières rafraîchissants et pâles qui intéresse la clientèle.

La Porter aura finalement marqué les premiers balbutiements d’une technique commerciale à grande échelle, jetant les bases de nouveaux types de bières plus stables et plus abordables. Sur les ruines du royaume de la Porter, on verra bientôt naître le stout, lui-même fruit de nouvelles techniques de maltage, et l’India Pale Ale, qui elle aussi entrera dans les annales de l’histoire avant de connaître un essor fulgurant lors de la révolution de la microbrasserie.

Fait cocasse : En 1761, la taxe sur la bière forte augmente de 60 % et celle sur le malt de 72 % pour financer la guerre de Sept Ans contre la France. Des révoltes ont éclaté à travers l’Angleterre. Un an plus tard, les contrôles sur les prix, en place depuis 400 ans, ont été abolis.

Pierre-Olivier Bussières est l’auteur du podcast Le Temps d’une Bière, producteur de Hoppy History et rédacteur en chef du média Le Temps d’une Bière. Il détient un diplôme d’études supérieures en sciences politiques de l’Université Carleton.

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