Dans l’Europe médiévale, où les légumes étaient parfois diabolisés et où même la simple pomme de terre suscitait des frayeurs culinaires, l’histoire gastronomique s’est tissée d’histoires aussi audacieuses que surprenantes. Des intrigues ecclésiastiques autour de la patate aux débats intellectuels dans les cafés animés par le café, des controverses papales sur le tabac aux suspicions démoniaques entourant la tomate rouge et juteuse, l’Europe a accueilli une série d’intrus gastronomiques venus d’ailleurs.
Même la cocaïne, à l’origine une plante sacrée des Incas, a trouvé sa place dans les cercles élégants grâce à des élixirs audacieux. Dans ce tourbillon de saveurs exotiques et d’intrigues historiques, l’Europe a appris que les plus grandes aventures culinaires commencent souvent par une pointe de crainte et une pincée de diablerie. Bienvenue dans un voyage fascinant à travers les plaisirs exotiques et les découvertes gustatives de l’Europe d’autrefois !
La pomme de terre: superlégume du diable
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plupart des légumes qu’on tient pour acquis aujourd’hui faisaient très peur à l’Europe médiévale. Lorsque le conquistador espagnol Francisco Pizarro ramène des pommes de terre au pape Clément VII après avoir sauvagement ravagé l’empire inca, l’Église a brièvement considéré de bannir le pauvre tubercule sous prétexte que la pomme de terre n’apparaissait pas dans la Bible.
Lorsque la patate est introduite en Écosse, en 1728, elle est aussitôt dénoncée vigoureusement pour ne pas être citée dans l’Ancien Testament! En France, des pommes de terre a été longtemps bouddée de la ferme au palais, si bien que le roi Louis XVI portait ostensiblement la fleur de la plante en boutonnière pour en faire la promotion.
Cette idée s’avéra judicieuse : la patate offrait à l’Europe un formidable avantage contre la litanie de désastres climatiques qui causaient fréquemment des famines. Étant habituée à pousser jusqu’à 5 000 mètres d’altitude, la patate s’adapta sans problème aux terres européennes, offrant des récoltes à un rendement bien supérieur aux céréales traditionnelles. Riche en calories (trois fois plus que la céréale), la patate était aussi peu coûteuse et facile à conserver.

Le café : boisson de la révolution
Au même titre que la patate et le tabac, le café s’est révélé être l’une des plus grandes révolutions gustatives en Europe. Les premières graines de café ont été introduites au XVIIe siècle par les marchands venant d’Orient. Initialement réservée à l’élite, cette boisson exotique a rapidement conquis toutes les couches de la société européenne. Les cafés, ou « maisons de café », ont commencé à fleurir dans les grandes villes, offrant aux Européens un lieu de rencontre et de discussions animées.
Docteur Duncan, de la Faculté de Montpellier, en 1706, écrivait : “Le café et le thé étaient initialement utilisés uniquement comme médicaments lorsqu’ils étaient désagréables, mais depuis qu’ils sont devenus délicieux avec du sucre, ils sont devenus des poisons.”
“Cocaine: An Unauthorized Biography” par Dominic Streatfeild (2003)
L’arrivée du café a eu des implications bien plus larges, voire révolutionnaires. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’aristocratie, les marchands et les nobles privilégiaient un mélange d’alcools divers. Cependant, au XVIIIe siècle, les cafés ont fait leur apparition, ces nouveaux établissements où le produit phare était un stimulant qui n’enivrait pas, mais qui stimulait dangereusement la conversation. De plus, le café était un produit pasteurisé grâce à l’ébullition, un détail qui semble aujourd’hui évident mais qui faisait toute la différence à une époque dépourvue d’infrastructures hygiéniques de base.
Le café est devenu un nouveau point de ralliement, centré autour des idées, coïncidant avec l’émergence de nouveaux journaux. Il est devenu le lieu de rencontres politiques, le quartier général des philosophes, où les différents partis politiques se rencontraient, s’organisaient et planifiaient leurs prochaines actions.
Parallèlement, des salons ont vu le jour, ces événements privés organisés par des femmes où les intellectuels se mêlaient à des conspirateurs occasionnels, brassant ainsi des idées subversives. Il est fascinant de constater que la Révolution Française a été préparée par ces buveurs de thé et de café, réunis dans l’atmosphère chaleureuse de ces lieux de rencontre stimulants.

Du tabac à s’en licher les doigts
Christophe Colomb, persuadé d’avoir atteint les Indes, envoya son émissaire, un certain de Jerez, porteur de lettres de salutations au “Gran Khan”. À son retour, cet émissaire rapporta non seulement des produits locaux mais aussi une étrange feuille emballée, embaumant une odeur rance, marquant ainsi la première rencontre de l’Europe avec le tabac.
De Jerez fut vite convaincu, retournant en Europe avec cette plante narcotique et commençant à fumer en utilisant d’énormes sacs, bien avant l’avènement de la cigarette telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ses voisins, terrifiés, le considérèrent comme un sorcier maléfique sous l’emprise de Satan. De Jerez paya le prix de cette découverte en passant sept longues années en prison pour avoir consommé cette nouvelle drogue. Cependant, à sa libération, il découvrit avec stupéfaction que partout à la cour d’Espagne, les gens s’adonnaient au tabac.
La fièvre du tabac se propagea rapidement aux quatre coins de l’Europe, malgré la colère du pape qui cherchait à excommunier les fumeurs. Quelques décennies plus tard, la plupart des monarques européens avaient cédé face à cette nouvelle épidémie, préférant la taxation à la prohibition.
Cette popularité croissante, alimentée par l’addiction à la nicotine, trouva d’abord son explication dans les supposées vertus médicales du tabac. Cette drogue, la plus consommée dans toutes les Amériques, était initialement décrite par les savants européens comme un puissant aphrodisiaque et un remède contre les maux intestinaux.
Il est cependant important de noter que dans les Amériques, le tabac était principalement mangé ou bu. Ce sont les Européens qui popularisèrent sa consommation par inhalation. Ironiquement, l’introduction de la cigarette de tabac en Chine fut le catalyseur qui poussa de nombreux Chinois à fumer de l’opium, vendu sous l’autorité de l’Empire Britannique.

La tomate : Un Fruit Démoniaque ?
Au XVIe siècle, un explorateur italien du nom de Giovanni di Napoli rapporta un fruit étrange des Amériques, la tomate. Lorsque ce fruit rouge et juteux fit son apparition sur les marchés européens, l’Europe fut en proie à une panique culinaire. Les rumeurs circulaient que la tomate était le fruit du diable, capable de provoquer des maladies étranges. Certains affirmaient même qu’elle avait un pouvoir magique et était utilisée dans des rituels obscurs. Des légendes urbaines sur des personnes tombant malades après avoir mangé des tomates circulaient abondamment.
Néanmoins, un courageux chef italien, Antonio Di Napoli, décida de braver l’interdit et concocta le tout premier plat de pâtes à la sauce tomate. Lorsque le pape Clément VIII goûta à ce met délicieux, il décréta que la tomate était bénie et pouvait être consommée. Ainsi, la tomate entra dans le panthéon de la cuisine européenne, malgré les craintes initiales.

Le chocolat : un stimulant délicieux
Ce sont les olmèques qui auraient commencé à cultiver le cacao il y a plus de 4,000. Bien après eux, les mayas consommaient le cacao sous forme de boisson dans un breuvage réputé divin. À travers toute l’Amérique sud, le cacao était très prisé et était même utilisée dans la civilisation axtèque comme monnaie courante.
La première description d’un voyageur espagnol est peu enlevante. Dégoûté, le conquistador dit avoir été obligé de cracher la chose infecte! Pour d’autres, par contre, le délicieux breuvage était ni plus ni moins le nectar des dieux. Cependant, certains puritains protestants considéraient le chocolat comme une tentation du diable, une douceur trop décadente pour être appréciée.
Qu’à cela ne tienne, le chocolat fera d’abord son apparition en Espagne sous Charles Quint et deviendra rapidement un favori de la cour et du clergé.
C’est deux siècles plus tard, durant la révolution industrielle, que le chocolat atteint les masses. Un brillant chocolatier suisse, Jacques Le Chocolatier, créa une version exquise de la boisson chocolatée en y ajoutant du lait et du sucre. Il organisa une dégustation pour les nobles de Paris, les plongeant dans une extase sucrée. L’arôme enivrant du chocolat remplit les salons, et bientôt, même les plus fervents opposants furent séduits. Le chocolat devint un symbole de plaisir en Europe, effaçant toutes les réserves initiales.

La feuille de coca : le miracle de Freud
L’usage de coca Erythroxylaceae coca date de 8000 ans. Répartie en plus de 250 espèces à travers l’Amérique du Sud, la plante originale est un buisson d’apparence ordinaire aux feuiles ovales vertes, contenant en moyenne moins de 1% de cocaine pur par volume.
Les Incas faisaient aussi des sacrifices sur des pyramides ou les grands prêtres machouillaient la feuille de coca en scandant des incantations un peu hallucinantes. On brûlait le coca pour que les dieux dans les hautes sphères puissent en sentir l’odeur. Le coca était important aussi pour la guerre. On interprétait les mouvements dans feuilles dans l’eau pour déterminer quelle stratégie militaire allait marcher. l’Empereur lui-même était un grand fan : deux empereurs ont renommé leur femme en l’honneur de la coca.
Au sommet de sa puissance, l’Empire Inca dominait toute la Côte Ouest de l’Amérique de l’Équateur jusqu’au Chili, couvrant une distance de 4000 kilomètres et comprenant une population de près de 12,000,000 d’habitants. Le concept était simple : les paysans pouvaient faire à peu près ce qu’ils voulaient tant qu’ils payaient un tier de leurs récoltes à l’Empire. Pour faire marcher cet énorme petit jardin personnel, l’Empire Inca a construit 24,000 kilomètres de route utilisé par des coureurs extraordinaires, vraisemblablement nourris au coca.
Le coca arrive en Europe vers le 16e siècle mais excepté quelques rares geeks, personne ne semble s’y intéresser avant le 19e siècle. Paolo Mantegazza qui publie un rapport sur les effets de la feuille de coca sur la cognition en 1863. Toute de suite, le remède attire des foules. Un chimiste corse va sortir dans les cinq années différentes prototypes de ce qu’il va appeler le vin Mariani, un vin à base de coca qui est littéralement un nectar de cocaîne. Monsieur Mariani vante les mérites de son produit en proclamant haut et fort que le vin Marian fortifie le corps et l’esprit…

Mariani – ou plutôt son vin – devient une vraie sensation, en envoyant un coffret de vin au président des États-Unis, William McKinley, dont le secrétaire a écrit pour dire que le président en était déjà bien familier. Il a ensuite envoyé un coffret au pape Léon XIII, de qui il a reçu une médaille d’or papale spéciale en l’honneur de sa création. Pendant ce temps, on rapportait qu’Ulysses S. Grant, le grand général de la guerre civile américaine, prenait une cuillerée de Vin Mariani chaque nuit avant de se coucher pendant les cinq derniers mois de sa vie, et que cela avait suffi à le soutenir tout au long du processus d’écriture de ses mémoires.
C’est donc à Mariani qu’on doit les débuts de la popularisation de la feuille de coca, en tout cas certainement son accès au grand public. Mais une autre figure de premier rang va tout faire pour faire entrer la cocaîne au panthéon des grands remèdes de son époque. Sigmund Freud.
La grande majorité des drogues étaient parfaitement légales dans les États-Unis du 19e siècle. Par contre, en fin de siècle, on commence à se spécialiser dans les remèdes miracles contre la dépendance. Étrangement, ces élixirs avaient souvent pour effet de rendre les gens encore plus dépendants! L’Américain Leslie Keeley vendait le White Star Secret Liquor Cure, un paquet de capsules de cocaïne qui promettait guérir l’alcoolisme! (Ironiquement, à la même époque, on commence à traiter la dépendance à la cocaîne avec du whiskey!) Keely aurait vendu son élixir à plus de 500,000 américains et engrangé des millions de dollars…
De l’autre côté de l’Atlantique, Freud découvre la feuille de coca en 1884 et pense avoir trouvé la percée médicale dont il rêvait. Il écrit à Martha quelques jours à peine après avoir découvert la cocaïne pour lui dire que si son projet marche, “ils vont enfin pouvoir s’établir”. Freud contribue à la transition d’une drogue de l’élite aux masses en la recommendant à tous ses proches et à ses amis jusqu’à ce qu’une série d’accidents tragiques le forcent à reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une panacée…