La Souche à l'heure des poules

Le nom seul du dieu grec évoque l’ivresse, la passion et l’excès.

Partout où il passe, Dionysos est inextricablement lié au vin et à l’ivresse. Cette image est toutefois trompeuse. Malgré son association avec l’ivresse, Dionysos est d’abord le dieu de la possession. Incarnation même de la folie, Dionysos évoque pour ses fidèles une expérience transcendantale dont le vin n’était qu’un symbole. C’est par ailleurs un regard tardif, voire moderne, qui fait du dieu grec le simple avatar des abus de boisson.

Les origines de Dionysos font l’objet d’une profonde et choquante révision historique depuis quelques années, guidée par de nouveaux champs d’études expérimentaux reliant l’archéologie, la biochimie et la mythologie grecque. Des auteurs comme Brian Muraresku, David Hillman et Carl Rule postulent que des drogues hallucinogènes étaient omniprésentes dans la Grèce antique. Ces drogues, consommées par le commun des mortels à la fois de manière récréative et médicinale, auraient joué un rôle clé dans l’écriture de la mythologie grecque, dans son développement culturel, et même dans l’émergence de la civilisation occidentale.

Cette révision a commencé il y au moins soixante ans avec la publication du très controversé The Sacred Mushroom and the Cross, écrit par John Allegro. Ce livre postule que les religions à mystère de l’Orient ancien sont toutes issues de cultes initiatiques basés sur la consommation rituelle de champignons hallucinogènes tels que l’amanita muscaria. Le livre a provoqué un tollé immédiat, suscitant de nombreuses critiques de la part des spécialistes de l’Antiquité et de l’Église, mettant pratiquement fin à la carrière d’Allegro. Carl Ruck, un autre historien qui s’est intéressé au symbolisme botanique et hallucinogène de la mythologie grecque, s’est également attiré l’opprobre de la communauté.

Si le sujet est si contentieux, ce n’est pas seulement parce que la théorie remet en cause le rôle de la raison de la pensée humaine dans l’essor de l’Occident. C’est aussi parce que nos conceptions modernes de l’alcool, d’ivresse, du sacré et du profane sont à des années-lumière de la pensée grecque.

Commençons par le vin. Nous savons tous que les Grecs avaient l’habitude de couper leur vin avec de l’eau. Le vin antique était trop fort pour être consommé tel quel et seuls les étrangers – les barbares – osaient le boire tel quel sans penser aux conséquences. Cette vision moderne omet un fait important : la forte teneur en alcool du vin est un fait moderne. Il est peu probable que les vins grecs aient jamais dépassé 6% d’alcool par volume. Les techniques de fermentation de l’époque, moins raffinées qu’aujourd’hui, ne permettaient pas un contrôle aussi poussé de l’activité des levures.

Par conséquent, ce n’était pas pour réduire la teneur en alcool que le vin était coupé, mais pour réduire les autres toxines présentes dans leur boisson. Tout comme l’Europe médiévale avec la bière, la Grèce antique mélangeait à ses vins toute une panoplie d’herbes aux propriétés hallucinogènes. On sait de Dioscorides, auteur grec du premier siècle de notre ère, que pas moins de 50 types de vins différents étaient aromatisés avec une ou plusieurs substances, souvent à des fins médicinales. Carl. A.P. Ruck, un spécialiste de Dionysos, énumère les substances psychédéliques et narcotiques qui agrémentaient la boisson des Grecs et des Romains.

“Parmi les toxines ajoutées au vin, des agents identifiables comprennent les venins de serpent et de salamandre, la pruche, stramoine, aconit, cannabis, absinthe, ergot, et probablement N,NDiméthyltryptamine (DMT) d’acacia et de plantes similaires, ainsi que résines psychoactives et encens.”

Carl A.P. Ruck, Entheogens in Ancient Times: Wine and the Rituals of Dionysus

Si l’on accepte la prémisse selon laquelle les cités grecques à l’époque dépendaient bien plus de leurs connaissances botaniques pour la médecine, il n’est pas étonnant que la Grèce antique ait établi un lien direct entre la divinité, la guérison et les substances psychotropes. C’est d’ailleurs précisément cette triade que représente Dionysos, dont le vin est littéralement l’avatar. Boire le vin de Dionysos équivalait à devenir le dieu, et en cela, transcender la condition humaine – une idée qui deviendra par la suite fondamentale pour le christianisme naissant.

C’est ici qu’une biographie revisitée de Dionysos devient pertinente. Les travaux récents de David Hillman mettent en évidence le rôle prédominant de substances psychoactives dans l’Antiquité, révélant de quelle manière la botanique s’intègre au coeur des mythes grecs. Selon Hillman, les héros et les dieux grecs sont avant tout des métaphores du pouvoir divin des herbes pour altérer la conscience ou guérir.

Et Dionysos est au coeur du phénomène:

“La mère de tous les cultes toxicomanes dans l’Antiquité, le culte de Dionysos, le dieu de la vigne, était fortement imprégnée de la sombre tradition entourant les dévots frénétiques du dieu et leur mystérieuse extase rituelle.”

David Hillman, The Chemical Muse, Drug Use and the Roots of Western Civilization

Dionysos est le fils de Dieu, né d’une mère vierge (kore, en grec ancien, signifie à la fois jeune fille et vierge) ressuscitée chaque année avec la renaissance de la vigne. Dieu de la démence et de la folie, Dionysos est célébré par un tiers des cérémonies religieuses de la Grèce antique. Dionysos compte également des zélotes dans les rangs de ses croyants. Certaines de ses fidèles, appelés Ménades, se rencontrent dans des sociétés isolées et initiatiques pour boire leur dieu, incarné dans le vin de la vigne.

Ces rencontres sont connues et critiquées à l’époque pour leur caractère débauché et violent. D’ailleurs, à plusieurs reprises, Rome croit bon d’intervenir pour encadrer, voir interdire ces bacchanales. Un décret romain qui a survécu jusqu’à notre époque, le senatus consultum de Bacchanalibus raconte une tentative de limiter la croissance des bacchanales, dont la progression depuis les îles grecques s’était étendue jusqu’à Rome.

Selon Carl Ruck, ces initiations sont un phénomène archaïque, déjà ancien à la naissance de Rome, où ni le vin ni la vigne ne sont vraiment impliqués. La présence de symboles d’herboristerie comme le thyrsos, un roseau évidé avec une ouverture pour les herbes, conduit Ruck à penser que ces femmes étaient des guérisseuses ou des shamanes dont la manipulation d’herbe dangereuse nécessitait un rituel d’initiation leur permettant d’acquérir leurs connaissances. Si le rôle des femmes en tant que guérisseuses a été vilipendé au Moyen Âge sous le sobriquet de sorcière, Ruck et Hillman soulèvent un point crucial : de tout temps, la connaissance de la guérison, elle-même associée à l’immortalité, a été détenue par des femmes.

C’est d’ailleurs l’idée même du culte de Demether, lié aux mystères d’Éleusis. Une fois encore, ce sont des femmes initiées qui brassent le mystérieux breuvage – kukeon – dont la consommation constitue l’un des principaux sacrements de la cérémonie secrète d’Éleusis. Ce seraient également des femmes qui auraient officié les premières eucharisties chrétiennes dans les souterrains de Rome. Dans la Clé de l’Immortalité, l’auteur Brian Mouraresky a étudié les traces chimiques de l’ergot, un puissant hallucinogène, dans des cultes fortement similaires à celui d’Éleusis. Ces découvertes constituent une validation rare de l’hypothèse de Carl Ruck selon laquelle le christianisme serait la continuité de rituels anciens basés sur un sacrement secret, antérieur à la Grèce antique.

Cela expliquerait la forte ressemblance entre les cultes de Dionysos et de Jésus. L’épiphanie – ou révélation – de Dionysos est célébrée le 5 janvier, date qui sera plus tard récupérée par les premiers chrétiens. Tout comme les Ménades, des indices suggèrent que les premiers sacrements chrétiens sont célébrés par des femmes, dans des souterrains, avec un repas sacré, faisant écho à plusieurs religions à mystères exclusives centrées sur un sacrament initiatique.

Bien avant Jésus, en Thessalonique, Dionysos change l’eau en vin au moment de sa résurrection, miracle qui rappelle le retour de Jésus après sa mort sur la croix. L’évangile de Jean, le seul à évoquer les noces de Canaa, est d’ailleurs un Grec s’adressant directement aux Grecs. Ses évocations visent vraisemblablement à attirer les Grecs en leur parlant en termes familiers. Ainsi, les expressions “fils de Dieu” se retrouvent tout au long de son évangile.

Nous ne saurons jamais avec certitude quel était le mystère célébré par les bacchantes, mais l’hypothèse de la continuité shamanique gagne en popularité avec l’appui de techniques d’analyses des traces chimiques. Une chose est sûr, Dionysos était – et restera – une figure énigmatique capable d’inspirer les passions.

Pierre-Olivier Bussières

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