Robert Charlebois : parrain de la microbrasserie québécoise

Il est apparu au fond de l’écran carré du téléviseur cathodique. Il portait un t-shirt arborant le logo de la Blanche de Chambly. Il s’est assis sur le fauteuil à la gauche de l’animatrice. L’entrevue fonça droit dans le cœur du sujet : Robert Charlebois, brasseur de micro, devenait micro… brasseur. Il expliqua à Julie Snyder, pendant l’émission « L’Enfer c’est nous autres », le cheminement qui l’avait conduit à devenir actionnaire d’Unibroue.

Je jubilais déjà. J’allais rencontrer le gourou qui avait soutenu ma traversée de l’adolescence. J’en étais convaincu. Nous avions déjà publié quatre numéros de BièreMAG. Le cinquième allait célébrer le premier anniversaire. J’ai communiqué avec André Dion pour lui annoncer que le reportage central du vol. 2 no 1 allait être Unibroue. Je précisai, j’insistai, (je suppliai) : Robert Charlebois devait obligatoirement être présent à la rencontre.

Robert Charlebois spectacle Unibroue
Robert Charlevoix avec Mario d’Eer après être devenu actionnaire de la microbrasserie Unibroue. Aujourd’hui âgé de 79 ans, l’auteur compositeur interprète a est une véritable légende musicale : il a aussi profondément marqué l’univers de la bière québécoise. Crédit photo : Stéphane Hicks.

Robert Charlebois : un ambassadeur de la micro au micro

Jusqu’au jour convenu, je craignais son absence. Un trac fou m’habitait. Sachant que j’allais flotter dans un univers contemplatif, je me suis muni d’un magnétophone. J’avais peur d’oublier tout le contenu de la conversation, même si je me savais en mesure de la nourrir.  Il s’est présenté avec un « léger retard ». Vingt minutes d’angoisse absolu dans ma chope émotive, le temps de m’abreuver du cheminement de monsieur Dion. Il est finalement arrivé, souriant, sérieux et avenant. L’entrevue s’est amorcée de façon naturelle.

Je souhaitais valider une pensée philosophique qui enjolivait le sentier sur lequel ma vie avançait depuis mon adolescence :

– C’est tu toi qui a dit un jour : « Ça ne vaut pas la peine de prendre la vie au sérieux ! Personne n’en est jamais sorti vivant. » 

– C’est possible, j’ai dit tellement de conneries dans ma vie…

Nous avons parlé bière, de sa découverte de la Hoegaarden blanche lors de sa participation au festival de Spa en Belgique, de sa frustration de ne pas avoir été en mesure de convaincre Molson d’en brasser une version, et tutti quanti, répétition du bla-bla versé dans l’oreille complaisante de l’animatrice.

Il avait donc communiqué avec André Dion pour lui proposer de devenir actionnaire. Des actions monnayées en visibilité médiatique, notamment pour « La Maudite tournée ». Il lui imposa une seule condition : « la Blanche de Chambly devait être aussi bonne que la Hoegaarden blanche ». Dans le monde des bières de blé d’inspiration belge, ces deux produits sont très éloignés l’un de l’autre sur nos papilles. La disposition « être aussi bonne » est un concept bien relatif lorsqu’une occasion d’affaire se présente.

« Un gars ben ordinaire »

Dans ma petite chope, la Blanche de Chambly déclasse l’originelle belge de plusieurs gorgées, particulièrement la version enfutaillée, fraîchement mise en perce. Je découvrais néanmoins un véritable amateur de bière, généreux, excellent goûteur, bon vendeur. La mousse sur le godet : pendant nos échanges, Charlebois déclara à Dion : « Hey, ce gars-là connaît la bière on devrait l’engager ! »

Au retour dans la voiture, je flottais, imbibé d’un sentiment de fierté immatérielle. Le paradis. Je revivais cette partie incertaine de mon existence, réhabilitée, joviale. Ses chansons jouaient en pot-pourri dans ma tête : Demain l’hiver, Tout écartillé, Lindbergh, Fu Manchu, Conception, La Fin du monde, Entre deux joints, « J’t’emmène dans ma Boulé / Dans ma Boulé sifflante / Donne-moé ta main pis tiens-toi ben / Un mille de long rien qu’à courir / Sur des roches molles pis des billots / Entourés d’eau …. » Un blanc de mémoire total concernant notre conversation, un vide insondable, enveloppé de cette douce euphorie d’avoir conversé avec une divinité.

Chansons de Robert Charlevois
Robert Charlebois en entrevue dans BièreMag avec Mario d’Eer à Chambly

J’ai réécouté plusieurs fois le ruban magnétique afin de rédiger mon article. Charlebois m’avait parlé pendant une heure et demie ! J’intitulai l’article : « Un gars ben ordinaire mais il connaît sa bière ». L’imprimeur Gauvin nous a offert d’imprimer la page couverture, ainsi que les quatre pages de l’article, en couleurs. Un cadeau cheval de Troie. Dès le moment où on publiait des pages en couleurs, la pression pour le faire sur une base permanente devenait titanesque. Nous ne possédions pas le budget nécessaire.

Quelques mois plus tard, Unibroue lançait la Trois Pistoles au café-bar aux 4 Jeudis à Hull.  Je tentai alors un grand coup. Soupçonnant la présence de Charlebois au lancement, je lançai une invitation à André Dion : un souper chez moi avec « toute personne » qui allait l’accompagner. Au lancement, le célèbre artiste m’a reconnu : – C’est toi le journaliste qui est venu faire une entrevue l’autre jour à la brasserie ? Un velours sur mon égo.

Il avait oublié mon nom, mais mon visage ne s’était pas complètement effacé de sa mémoire. Il ne se doutait même pas qu’il s’en venait chez moi… Ce jour-là, un des chroniqueurs, Richard, avait pris l’initiative d’inviter le duo à visiter le château d’eau, bâtiment historique du ruisseau de la brasserie. Il souhaitait convaincre le duo de participer à l’implantation d’une brasserie en ces lieux.

En tête à tête avec Robert Charlebois

Le détour imposé créait un sentiment de panique dans mon cœur. Je craignais que ce délai puisse compromettre le souper. Il avait néanmoins vu juste, comme le démontrera l’ouverture des Brasseurs du Temps quelques années plus tard. En route vers la maison, dans la voiture de Dion, Charlebois proposa d’aller saluer Jean Chrétien chez lui.

Connaissant la pensée nationaliste de Dion, je n’avais aucune crainte. Nous nous sommes rendus directement chez moi. J’ai servi un T-bone accompagné d’un homard, patate au four, gâteau moka au fromage, le tout accompagné des bières d’Unibroue et de quelques Orval. Nous avons longuement palabré sur l’univers de la bière, de la vie, de tout et de rien. Une ambiance fraternelle sans fla-fla.

Je pouvais dès lors me péter les bretelles d’avoir accueilli Robert Charlebois chez moi, dans MA maison. Mon chemin allait croiser le sien par la suite, notamment pour le Festibière de Chambly et surtout autour d’Eurobière à Strasbourg. Nous y reviendrons. Robert Charlebois n’était pas seulement devenu actionnaire d’Unibroue, mais également un ambassadeur passionné des microbrasseries.

Un jour, tante Fleurette à Granby m’accueillit en roi chez elle, en compagnie de ses sœurs Simone et Madeleine. Elle ouvrit fièrement le frigo afin de me montrer les « bières à Charlebois » qu’elle me réservait : deux Saint-Ambroise pale Ale, deux Boréale rousse, et deux Brasal Bock. Aucune ne provenait d’Unibroue.  Pendant une bonne décennie, toute bière microbrassée au Québec était une bière à Charlebois.

L’implication du célèbre frisé a fortement contribué à l’essor du marché. Il l’a béni d’une solide crédibilité. Je souhaite qu’un jour, il soit honoré par l’AMBQ pour cette contribution périphérique.

  (Copyright Mario D’Eer, 2023, toute reproduction interdite. Les vues exprimées ici n’engagent que son auteur.)

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Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec

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