À l’époque de la prohibition américaine, la frontière québécoise avec les États-Unis devient une vraie fourmilière de contrebandiers, avides de gagner des fortunes sur le lucratif marché de la liqueur et de la bière américain plombé par la prohibition. Les Cantons de l’Est, à mi chemin entre Montréal et les États-Unis, sont devenus un bastion du “bootlegging“.
Dans ce contexte surréaliste, où crime et vertu circulent côte à côte, un homme d’exception sait tirer parti d’une opportunité d’affaires exceptionnelle. Son nom : Conrad Labelle. En deux ans, il se hisse à la tête d’un réseau de distribution de plusieurs centaines d’employés, d’informants et de facilitateurs à travers toute la province. Millionnaire, mécène, gentleman, Conrad Labelle incarne l’image de la prohibition au Québec.
Qu’est-ce que la prohibition?
Début vingtième siècle, l’alcool coule à flots dans les cabarets, cafés, bars, pubs et hôtels. Les pires institutions, surtout aux États-Unis, sont les fameux saloons qui rappellent un peu les images d’un western américain. Les saloons sont au coeur de la vie citadine : on en dénombre pas moins de 300,000 milles vers 1890. Bureaux de postes, toilettes, babillads à emploi, restauration rapide: les saloons fournissent mille et un services aux ouvriers qui ne peuvent se payer mieux. Ce sont aussi de véritables syphons à finances. Plusieurs sont à la fois des bordels et des casinos. Tous les Les conditions économiques obligent de nombreux travailleurs à les fréquenter. Les ouvriers gagnent des salaires de misère, mais les saloons leur offrent un lunch gratuit. L’ivresse nationale américaine n’a jamais été aussi féroce, atteignant le record mondial de 7 gallons d’alcool par an et par tête de pipe, même en tenant compte des abstinents.
Bien entendu, cette ivresse sans limite provoque des dégâts effroyables. De nombreux maris battent leur femme, dilapident les économies de la famille en une seule nuit, où meurent tout simplement de la gueule de bois. L’Amérique commence à avoir mal à la tête. En conséquence, plusieurs mouvements de tempérance ont vu le jour, rassemblant un cocktail de groupes aux motivations différentes mais convergentes. Les femmes, l’Église et le patronat s’accordent pour demander au gouvernement américain d’interdire totalement l’alcool et les autres boissons alcoolisées. Le tout puissant lobby de l’Anti-Saloon League s’est rapidement imposé comme l’arbitre de la politique américaine et, coup de théâtre, a fait passer un amendement à la Constitution américaine interdisant la production, le transport et la vente d’alcool en 1920.
Au Canada, oùles mesures de guerres ont largement damé le pion aux mouvements de tempérance protestants et méthodiques en Ontario, plusieurs villes sont déjà sèches. Mais lorsque le gouvernement canadien passe un référendum pour trancher la question de l’alcool, le Québec s’élève contre la proposition, allant soudainement à contre-courant de toute l’Amérique au nord du Mexique. Au Québec, seule la liqueur sera interdite, pendant une brève période jusqu’à l’établissement de la société des alcools. Si la plupart des villes sont sèches, Montréal et Hull font figure d’exception.
Qui est Conrad Labelle?
Conrad Labelle est né en 1898 dans une famille modeste à Farnham et déménage à Iberville, aujourd’hui Saint-Jean-sur-Richelieu. Vers 1912, son père vend la boulangerie familliale et part s’installer au Vermont. Conrad Labelle, qui suit avec toute la famille, va y apprendre le métier de boulanger. Lorsque la guerre éclate, il s’enrôle dans les forces américaines comme boulanger et voyage à Plattsburgh. Ou plutôt il essaie, mais on lui dit que l’équipe est complète. Il est recruté par deux boulangers qui lui offrent de travailler pour eux et éviter la conscription, mais se fera arrêté tout de même, en 1918 pour avoir échoué à se présenter à la convocation militaire. En 1919, il rejoint sa famille, désormais à Champlain, une ville frontalière. Depuis le fenêtre, Labelle voit passer bien des cargaisons étranges et ne rate rien du commerce illégal qui se dessine. Parfois, une superbe Cardillac blanche file comme un éclair dans la nuit. Il se demande de quoi il aurait l’air, lui, dans une belle Cadillac…
Après quelques mois, Labelle décide qu’il a envie de passer à l’action. Il rend son tablier et s’engouffre dans le train du bootlegging. Il faut dire que l’endroit est idéal. Champlain est à un jet de pierre des États-Unis et à moins d’une heure de de Montréal. Montréal est une ville “mouillée” et juste à la porte, un demi-continent de gens assoifés près à payer des prix de fous pour une mauvaise bouteille de whiskey. Dès avril 1920, les États-Unis estiment que 90 % de l’alcool saisi dans les États de la Nouvelle-Angleterre provient du Québec. En un voyage de contrebande, Conrad Labelle fait l’équivalent d’un mois de salaire. Dans une époque où les Québécois sont frappés de pauvreté, il tire 100,000 dollars de contrebande dans sa première année de bootlegging.
L’alcool que Labelle vend est peut-être acheté légalement, mais il n’est certainement pas acheté honnêtement. Il achète ses alcools directement auprès de la Commission des Liqueurs, nouvellement créée en 1921. Petit hic : la Commission des Liqueurs n’autorise qu’un seul achat par personne. Un client, une bouteille. Pour contourner cette règle, Labelle frappe à la porte des chauffeurs de taxi montréalais et leur donne dix cents par bouteille achetée. Lorsque la banquette arrière et le coffre sont pleins, ils déchargent leur butin dans l’un des multiples entrepôts du tsar. L’opération est légale.
C’est la frontière américaine qui pose le plus de problèmes. Les autorités américaines se rendent compte que c’est l’alcool en provenance du Canada qui contrarie le pauvre bureau de la prohibition. Pourtant, rien ne vaut l’appât du gain pour les quelques gardes en poste. Pour chaque douanier qui ferme les yeux, Labelle offre près de 1 000 dollars par livraison, soit l’équivalent de 15 000 dollars d’aujourd’hui.
Dans les années 1920, Conrad Labelle était millionnaire. En une seule nuit, Conrad Labelle gagnait jusqu’à 80 000 dollars, soit l’équivalent d’un million de dollars aujourd’hui. Au sommet de sa gloire, on dit qu’il avait 800 employés et une flotte de 500 voitures. Sans oublier trois goélettes.
D’une audace sans pareille, il ne recule devant rien, dilapidant une grande partie de sa fortune dans des parties de cartes endiablées, allumant ses cigares avec des billets de 100 dollars enflammés. Son ambition débordante l’a même conduit à boire du champagne avec Warren G. Harding, le 29e président des États-Unis, qui appréciait à sa juste valeur les plaisirs de la Prohibition. Ah, et avez-vous entendu parler de sa rencontre avec Alphonse Gabriel… Al Capone en personne !
Les relations du camarade Conrad sont tout aussi impressionnantes. Conrad se rend à Chicago pour rencontrer nul autre qu’Al Capone lui-même. Interviewé dans les années 70, Labelle résume l’expérience. Lorsqu’ils se sont rencontrés, Al Capone et Conrad ont conclu un marché. Capone avait reçu une cargaison de 3 000 caisses d’alcool dans un bateau au large de Boston, dans le Massachusetts. Comme il était trop loin de chez lui, il proposa de les acheter à Conrad, sachant que c’était dans cette région qu’il avait le plus de clients. Conrad vend les caisses à Lowell, Springfield et à d’autres villes de la région, ainsi qu’à des Italiens du Connecticut, réalisant ainsi un bénéfice substantiel. Ses associés de Plattsburg s’occupent des affaires en son absence. Cela nécessite beaucoup d’hommes et de camions.
La retraite d’un bootlegger
De son propre aveu, Conrad Labelle s’est vanté toute sa vie de n’avoir jamais été pris pour ses activités de contrebande. Pourtant, les événements de 1923 suggèrent le contraire. Une altercation avec un agent de l’immigration américaine, suivie plus tard dans l’année d’un accident de voiture dans lequel il est tenu pour responsable de la mort de son passager, marque un tournant dans ses activités sur le sol américain. Comme tout ce qui monte finit par redescendre, la flamme de celui que l’on surnomme l’Al Capone québécois s’éteint peu à peu, mettant fin à une époque.
Le destin de Conrad Labelle s’est achevé en 1995, dans le village de Venise-en-Québec. Comme le dernier souffle d’une époque révolue, il s’est éteint paisiblement, emportant avec lui les mystères et les récits palpitants de sa vie de hors-la-loi. Aujourd’hui, son nom reste gravé dans les annales de l’histoire, rappelant l’audace, la témérité et le panache d’un homme qui a défié les conventions et embrassé l’interdit.
Sources
L’Histoire ne s’arrête pas là, Conrad Labelle, le Al Capone du Québec
Caribou, L’Al Capone du Québec
C’est de l’histoire ancienne – ÉPISODE 3 – Le bootlegger
La prohibition sur la frontière Québec-Vermont (1860-1930), Érudit
Prohibition et contrebande au Québec, Affaires de Gars
Le roi des bootleggers se confie, Le petit Journal Numérique
100 ans de vente d’alcool, La Presse
Prohibition américaine, contrebande canadienne, Musée du Haut Richelieu