Qu’est-ce que la prohibition américaine?

prohibition

Pierre-Olivier Bussières

La Prohibition américaine, qui s’est déroulée de 1920 à 1933, a été une période marquée par des conséquences dramatiques et imprévues. Crime organisé, empoisonnement, corruption au plus haut niveau, années folles, émancipation inattendue et bien d’autres événements se sont mélangés dans un cocktail surréaliste de moralisme aigu et de violence extrême. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

Quelles sont les origines de la prohibition?

Au début du XXe siècle, l’alcool coulait à flots dans les cabarets, les cafés, les bars, les pubs et les hôtels. Les pires institutions, surtout aux États-Unis, sont les fameux saloons, qui rappellent les westerns américains. Les saloons sont au cœur de la vie urbaine : on en comptait pas moins de 300 000 vers 1890. Bureaux de poste, toilettes, babillards de l’emploi, restauration rapide : les saloons offrent mille et un services aux travailleurs qui n’ont pas les moyens de s’offrir mieux. Ce sont aussi de véritables siphons financiers.

Beaucoup sont à la fois des bordels et des casinos. Les conditions économiques obligent de nombreux travailleurs à les fréquenter. Les ouvriers gagnent des salaires de misère, mais les saloons leur offrent un déjeuner gratuit. L’ivresse nationale américaine n’a jamais été aussi féroce, atteignant le record mondial de 7 gallons d’alcool par an et par tête de pipe, même en tenant compte des abstinents.

Naturellement, cette ivresse sans limite provoque des dégâts effroyables. De nombreux maris battent leur femme, dilapident les économies de la famille en une seule nuit ou meurent tout simplement de la gueule de bois. L’Amérique commence à avoir mal à la tête. Dès lors, plusieurs mouvements de tempérance voient le jour, rassemblant un cocktail de groupes aux motivations différentes mais convergentes.

Les femmes, l’Église et les entreprises s’accordent pour demander au gouvernement américain d’interdire totalement l’alcool et les autres boissons alcoolisées. Le tout puissant lobby de l’Anti-Saloon League s’impose rapidement comme l’arbitre de la politique américaine et, coup de théâtre, fait passer un amendement à la Constitution américaine interdisant la production, le transport et la vente d’alcool en 1920.

Des alliés improbables

En effet, la mobilisation des femmes et de l’Eglise n’explique pas tout. Toutes les confessions religieuses ne condamnent pas l’alcool, et aucune des femmes n’a de réel pouvoir sur les décisions de l’Etat, puisqu’elles n’ont pas le droit de vote. Mais trois phénomènes sociaux, plus brutaux les uns que les autres, vont inverser la tendance : l’impôt sur le revenu, la Première Guerre mondiale… et la xénophobie. Curieusement, dans la deuxième décennie du XXe siècle, suprémacistes, évangélistes, femmes, industriels et racistes s’accordent sur la prohibition de l’alcool.

La taxation

En 1913, les États-Unis instaurent la loi sur l’impôt sur le revenu, une mesure tout aussi révolutionnaire que polarisante. Il s’agit d’une mesure constitutionelle, intronisée par le 16e amendement à la Constitution américaine. Sauf en temps de guerre, une telle invasion de la vie privée ne s’était jamais vue. L’Élite corporatiste est rouge de fureur, les industrialistes sont peu impressionés et l’administration américaine fait face à une presse très critique.

En même temps, l’impôt sur le revenu est immédiatement perçu comme le meilleur allié de la tempérance. En effet, le revenu sur l’alcool donnait un incitatif extrêmement puissant à l’État fédéral pour maintenir la légalité de l’alcool à travers le pays. D’autant plus que les taxes sur l’alcool légalement vendu constituaient presque 20% des recettes du gouvernement.

Certains historiens estiment qu’en réalité, une fois toutes les taxes sur les alcools en tout genre combinés, la somme perçue annuellement par Washington payait à elle seule l’Armée Américaine (et donc sans alcool, pas d’armée?). Farce à part, la taxe le revenu permettait, dans une large mesure, de nullifier l’argument fiscal souvent avancé par les “mouillés” (les défenseurs du droit de boire).

Le droit de vote

Depuis les années 1850, les femmes s’organisent en vue d’une mobilisation politique, souvent par le biais d’organisations éducatives, médicales ou caritatives. La lutte contre l’alcoolisme a progressivement pris de l’ampleur à mesure que l’industrialisation remplissait les saloons d’ouvriers ivres. La lutte contre les débits de boissons interdits, pour la protection des mineurs et pour des mesures publiques contre la consommation d’alcool devient une priorité.

En 1873, sous l’influence de la célèbre Eliza Steward, un cortège de femmes se rend dans plus de 900 localités pour exiger la fermeture des saloons. Cette “croisade des femmes” est le mouvement politique le plus important. À la même époque, la Christian Women’s Temperance Union fait campagne en faveur d’un programme strict de lutte contre l’alcoolisme et du droit de vote. Vers 1910, plus de 15 États américains avaient accordé le droit de vote aux femmes. Et comme par hasard, dans presque tous ces États, la législation sur la prohibition (sous une forme ou une autre) a été approuvée presque au même moment.

L’influence des femmes dans le mouvement prohibitionniste est si forte que les brasseries commencent à interdire l’entrée aux femmes et soutiennent secrètement de nombreux politiciens pour interdire le droit de vote des femmes. Mais c’est un combat futile, voire exaspérant.

La xénophobie

Le Sud des États-Unis est encore sous le choc de la guerre civile. Les nouveaux Afro-Américains sont craints et ne sont toujours pas les bienvenus dans la “bonne société”. Aux États-Unis, les gens secs commencent à associer confusément les anciens esclaves sans emploi à la consommation immodérée d’alcool. Ce nouveau “fléau” de la société convainc une organisation aussi violente que le Klu Klux Klan de soutenir ouvertement les femmes chrétiennes qui chantent les vertus de la tempérance.

Mais l’ombre du racisme de l’époque se trouve dans des lieux beaucoup plus banals. La plupart des distilleries appartiennent à des Juifs. La majorité des saloons appartiennent à des immigrés. À New York, les Irlandais, grands buveurs de bière, sont mal vus par l’élite protestante anglo-saxonne. Un peu plus à l’ouest, les Allemands (et leur succulente bière blonde) ouvrent des beergardens le jour du Seigneur. Dans ce méli-mélo de cultures, l’élite américaine crie à l’invasion et fait le lien entre ivresse et étrangers. Tout cela sera exacerbé par la Première Guerre mondiale, où la bière devient presque synonyme de trahison, puisque l’Allemagne est désormais l’ennemie.

Prohibition américaine
La prohibition américaine visait à résoudre un problème majeur : les abus d’alcool. En théorie, c’était une bonne idée, mais en réalité, l’État américain s’est privé du droit de taxer et de superviser les boissons, encourageant malgré lui une économie clandestine. Corruption, violence et empoisonnements en ont résulté. Néanmoins, la prohibition américaine a irrévocablement modifié la trajectoire des États-Unis en consacrant le droit du gouvernement fédéral à s’immiscer dans la sphère privée des citoyens.

Et le Voisin Canadien là-dedans?

Au Canada, où les mesures de guerre ont largement pris le pas sur les mouvements de tempérance protestants et méthodiques de l’Ontario, de nombreuses villes sont déjà à sec. Mais lorsque le gouvernement canadien organise un référendum pour régler la question de l’alcool, le Québec se lève contre la proposition, allant soudain à contre-courant de toute l’Amérique au nord du Mexique. Au Québec, seule la liqueur est interdite, pendant une brève période jusqu’à la création de la société des alcools. Alors que la plupart des villes sont sèches, Montréal et Hull font exception.

Une Sortie Honorable?

1927: mort de Wayne Wheeler, qui avec guidé d’une main de fer la ligue anti-saloon américaine pendant presque trente ans. L’Homme de l’Ohio, aussi énergique qu’incontournable, s’éteint après une longue maladie débilitante. Avec lui, s’éteint la fermeté et la cohérence de la ligue anti-saloon. 1927 marque la fin de la “noble expérience” qu’est la prohibition.

La ligue plonge aussitôt dans une lutte intestine entre deux personnalités dont les vues sont aussi opposées entre elles que déconnectées de la réalité américaine. Face à cet essouflement, les brasseries, distilleries et hommes d’influencent se rassemblent sous un nouveau financement. C’est que les grands Ford, Carnegie et Rockerfeller sont désenchantés des excès de la criminalité sous la prohibition américaine.

La fondation Rockerfeller, qui à elle seule fournissait plus du quart du financement de la ligue anti-saloon, range son portefeuille et ses ressources directement derrière les avocats de la révocation. Asschée financièrement, en manque de leadership, la ligue anti-saloon se radicalise de plus en plus dans ses solutions, jusqu’à trouver sa position finale : la promotion de la tempérance.

Deux autres événements clés ont contribué à la fin de la prohibition américaine. Premièrement, la Grande Dépression économique qui a commencé en 1929 a eu un impact significatif sur l’économie américaine. La prohibition avait entraîné la fermeture de nombreuses entreprises liées à l’alcool, privant ainsi l’État de revenus fiscaux importants. La nécessité de stimuler l’économie et de créer des emplois a conduit de plus en plus de personnes à remettre en question les avantages de maintenir la prohibition en place.

Deuxièmement, l’augmentation du crime organisé et du trafic illégal d’alcool a créé des problèmes sociaux et de sécurité croissants. Les activités des gangs criminels, en particulier pendant la période de la prohibition, ont exacerbé la violence et la corruption dans de nombreuses villes américaines. Cette situation a suscité des préoccupations croissantes parmi la population et a incité à repenser la pertinence de maintenir la prohibition en vigueur.

Le processus pour mettre fin à la prohibition d’un point de vue constitutionnel a nécessité une modification de la Constitution des États-Unis. Cette modification est devenue possible grâce au mouvement de désapprobation grandissant envers la prohibition et à la pression exercée par des groupes influents tels que les partisans de la révocation et les défenseurs de l’économie. En 1933, le 21e amendement à la Constitution a été ratifié, mettant ainsi fin à la prohibition en révoquant le 18e amendement, qui l’avait instaurée. Cette décision a été prise en réponse aux réalités économiques, sociales et politiques de l’époque, mettant ainsi un terme à une période controversée de l’histoire américaine.

Pour en savoir plus

Qu’est-ce que la bagosse?

On retrace des alcools maison depuis le début de la colonisation en Amérique du Nord. À tout le moins, les colons français auraient très tôt tiré du vin de la vigne locale, quoique avec des résultats mitigés. Ils auraient fermenté de la bière d’épinette, mais avec un taux d’alcool habituellement au-dessous de 1%.

Vers…

Qui était Conrad Labelle, le Al Capone du Québec

À l’époque de la prohibition américaine, la frontière québécoise avec les États-Unis devient une vraie fourmilière de contrebandiers, avides de gagner des fortunes sur le lucratif marché de la liqueur et de la bière américain. Les Cantons de l’Est, à mi chemin entre Montréal et les États-Unis, sont devenus un bastion du “bootlegging”.

Dans ce…

Leave a Reply