Dionysos ne serait pas le dieu de l’ébriété, mais l’incarnation du pouvoir psychoactif de plantes médicinales utilisées récréativement et religieusement par les Grecs durant l’Antiquité. C’est la thèse que défend le chercheur américain Carl. A.P. Ruck, un spécialiste de Dionysos que les vues peu conventionelles ont mis au ban de l’establishment américain dans les années 70. EN 2021, c’est le livre choc de Brian Muraresky qui a remis les idées de Ruck au goût du jour en corroborant la thèse du chercheur avec des preuves jusque-là manquantes. À la lumière de découvertes archéologiques récentes en Ukraine et aux percées dans l’analyse chimiques des composés biologiques, cet argument mérite une nouvelle défense.
L’utilisation de substances psychotropes dans les pratiques religieuses grecques est documentée dans divers textes anciens et découvertes archéologiques. De nombreux chercheurs, dont Robert Gordon Wasson, un mycologue, et Carl A. P. Ruck, ont exploré les origines botaniques de ces substances. Ils ont avancé que les propriétés psychoactives de certaines plantes, comme le champignon ergot et les champignons psilocybes, ont peut-être été utilisées dans le culte de Dionysos lors de certains rituels. Lorsque Ruck a publié sa thèse, dans les années 70, l’originalité de sa proposition a failli lui faire perdre son emploi. La suggestion que les auteurs classiques aient été sous l’influence de la drogue a été aussitôt mise au rang des sensationalismes médiatiques, voire comme une insulte à la raison. Platon sous l’effet de la petite fée verte? Jamais de la vie.
Éleusis, L’antre de Dyonisos
Brian Muraresku, dans son livre “The Immortality Key“, se penche sur le Mystères d’Éleusis qui se déroulaient dans l’ancienne cité grecque d’Éleusis. Muraresku suggère que ces rituels impliquaient la consommation d’une mystérieuse potion psychédélique appelée “kykeon”, qui jouait un rôle central dans les expériences spirituelles des participants. Cette théorie propose que les propriétés psychoactives de la potion étaient essentielles pour induire des états de conscience modifiés et des visions mystiques pendant les cérémonies. Pour la petite histoire, le sénateur et penseur Cicéron aurait écrit que les mystères d’Éleusis étaient la plus grande oeuvre de l’humanité, surclassant la démocracie athénienne.
Des preuves archéologiques ont également apporté un certain soutien à la connexion entre Dionysos et les substances psychédéliques. Les poteries et les œuvres d’art de la Grèce antique représentent souvent des scènes de festivités, où des individus sont montrés en train de consommer différentes plantes ou potions. Ces représentations visuelles suggèrent que les substances psychédéliques ont joué un rôle dans les célébrations et les rituels dionysiaques. L’apport de Brian Murarseku a été de relier directement des traces d’ergot à des rituels basés sur le mystère d’Éleusis. L’ergot (Claviceps purpurea) est la substance à partir de laquelle le LSD a été synthétisé en 1938. Cette découverte unique a suscité tout un engouement chez les chercheurs pour les rituels hallucinogènes en Amazonie, au Mexique et en Russie, ouvrant ainsi la voie aux expérimentations des années 60.
Les mystères d’Éleusis se passent sous la protection de la déesse Démether dont la déscente aux enfers fait figure de voyage initiatique. D’après Ruck, ce “voyage aux enfers” serait précipité par la consomation d’orge contaminé à l’ergot poussant dans la plaine d’Éleusis. Cependant le chercheur américain va plus loin : les mystères d’Éleusis n’auraient étés que l’un des nombreux cultes sans nom. Dionysos aurait peut-être incarné la courroie de transmission entre d’autres cultures aux boissons psychédéliques et en aurait mémorialisé l’usage.

Dionysos : incarnation du mystère des drogues hallucinogènes?
Dionysos est considéré comme un dieu très sensuel ; le vin produit à partir des raisins marquant sa fertilité inspire la musique et la poésie. Les mots fréquemment associés à Dionysos sont la danse, la contradiction (vie et mort), l’intoxication, le feu, la frénésie, la folie et l’extase.
Ce culte mystérieux aurait précédé la création du festival théâtral dionysiaque à Athènes. Les adeptes de ce culte mystérieux effectuaient des manifestations rituelles de chagrin pour la disparition du dieu en hiver et des accueils joyeux à son retour au printemps. Les fidèles de Dionysos étaient à la fois des femmes et des hommes, souvent dépeints comme étant fous ou intoxiqués. Certaines adeptes féminines, connues sous le nom de ménades, couraient, hurlaient et dansaient follement à travers les forêts, mangeant des animaux vivants et se parant de lianes et de raisins. La consommation d’animaux vivants permettait aux adeptes de Dionysos de “s’incorporer” leur dieu en eux-mêmes.
Ces trois derniers thèmes, en particulier, font l’objet d’une attention renouvelée, justifiée par les progrès de la chimie archéologique et une certaine distance par rapport à l’attachement au rationalisme grec. La frénésie, la folie et l’extase font notoirement partie des symptômes des enthéogènes, ces substances capables d’altérer puissamment l’état mental (Ruck a créé ce terme pour libérer les hallucinogènes de la connotation criminelle afin de faciliter la recherche scientifique).
Deux attributs de Dionysos laissent suggérer que l’extase aurait joué un rôle beaucoup plus important que l’intoxication, quitte à exclure complètement l’alcool de la question. En effet, le dieu grec est associé avec le thyrsos, une tige ou un bâton, souvent en pin, orné de lianes de vigne, de feuilles et parfois de pommes de pin. Le thyrsos est étroitement lié aux rituels et aux célébrations en l’honneur de Dionysos, le dieu du vin, de la fertilité, de l’extase et des festivités. Le thyrsos est aussi intimement lié à la collecte de plantes médicinales, ce qui est confirmé par de nombreuses sources relatant des femmes cherchant les bois munies d’un thyrsos.
Le deuxième attribut de Dionysos, les ménades (ou bachantes), fait difficilement référence à l’ébriété. Folie, dépravation, agression extrême : les symptômes indiqués par les ménades sont beaucoup trop radicaux pour signaler la consommation du vin, qui était beaucoup moins fort en alcool qu’aujourd’hui, et qui était d’ailleurs interdit aux femmes. Un autre problème se pose lorsqu’on constate que les ménades allaient dans la forêt, loin du vin et des vignes, et munies seulement de leur thyrsos.

D’ou vient Dionysos?
Bien qu’il séjoure sur le mont Olympe, il n’est pas vraiment olympien (c’est le seul Dieu dont la mère est mortelle). Les chercheurs tracent souvent son origine de Thrace, en se basant sur les descriptions de poètes grecs. Par contre, d’autres chercheurs tracent un lien direct entre Dionysos et de vieux archétypes de la steppe eurasiatique ou même en Inde. La mythologie grèque le fait apparaître, enfant, au mythique mont Nysa, où il est sous la protection de Seilenos et des nymphes. Par contre, on ne sait exactement où se situe Nysa, tantôt en Lybie, tantôt en Thrace, tantôt en Éthiopie.
Des preuves anciennes et des données modernes suggèrent que l’origine du culte de Dionysos, peut être retracée dans la région du Bas-Dniestr. En 1980, un archéologue russe du nom d’Evgenii Yarovoi a découvert le possible site funéraire d’un ancien prêtre-roi, Thyrsus, représenté comme un dieu aux cornes de taureau. Hérodote l’aurait identifié comme Agathyrsus, l’ancêtre du légendaire Agathyrsi. Les vestiges archéologiques d’Usatovo indiquent une population pastorale où pousse abondamment la vigne sauvage. Les peaux animales, du fait de la chasse comme principale activité, sont si abondantes qu’elles sont exportées, y compris comme contenant pour le vin.
Le Russe Vadim Tsymbursky le qualifie de “Dieu entre le ciel et la terre”, basé sur l’interprétation des noms propres de l’Ancien Grec. Se basant largement sur la sémantique, Tsymbursky fait apparaître Dionysos dans le bas Dniestr, en Ukraine occidentale. Il s’appuie notamment sur la proximité phonétique du Thyrsus, un grand bâton de cueillette attribué aux adpetes de Dionysos et du fleuve en question (la Tyras/ ό Τύρας). Durant le néolithique, l’embouchure du Dniestre est le lieu d’une des civilisations les plus avancées du monde et fait partie du monde thracien, d’où est traditionellement issu Dionysos.
Le chercheur John M. Allegro propose quant à lui une théorie encore plus hallucinante. Spécialiste des rouleaux de la mer morte et des langues anciennes, Allegro a mené une étude comparative des langues du Moyen-Orient et du vocabulaire du Nouveau Testament. Il en a conclu que plusieurs passages de la Bible auraient été des formules cachées pour préserver un ancien héritage de consommation d’Amanita muscaria, peut-être le champignon le plus emblématique des enthéogènes. Son livre, “The Sacred Mushroom and the Cross“, a ruiné sa carrière, banni des cercles classiques sous l’accusation d’avoir largement exagéré les liens de causalité entre les emprunts linguistiques et les transferts de sens. Néanmoins, sa lecture de Dionysos mérite un rappel.
Selon Allegro, le nom Bacchus (nom original de Dionysos), ou Bak-khos, serait l’abréviation du sumérien Balag-Ush, qui voudrait dire “pénis en érection”. Or, cette terminologie aurait été fréquemment utilisée chez les peuples sémitiques pour parler en secret de champignons hallucinogènes dont on pensait qu’ils étaient semés par les dieux.
Si l’idée que le christianisme soit fondé sur la protection d’un culte hallucinogène paraît complètement saugrenue, voire offensante, il convient de rappeler les ressemblances plus qu’anecdotiques entre le Dionysos ressuscité et la figure du Christ. Dionysos est aussi le Dieu de la fertilité, représenté par la vigne qui meurt et renaît chaque année, accomplissant ainsi le “miracle” de la régénération. Qui boit le vin de Dionysos devient le dieu éponyme, semblable au vin comme symbole du sang du Christ. Cependant, la transcendance associée à un breuvage divin était aussi un trait marquant des premières civilisations. Dans l’Inde védique, les Rig Veda chantent les louanges du “soma”, qui donne accès à la divinité.
La possession comme présence divine
Un épisode mythologique présente l’analogie parfaite d’une hallucination. Alors que Dionysos voyageait à travers les îles de la mer Égée, il est capturé par une bande de pirates tyrrhéniens qui souhaitent le vendre comme esclave. Dionysos infeste alors leur navire avec des fantômes de lianes rampantes et de bêtes sauvages, et dans la terreur, les hommes sautent par-dessus bord et sont transformés en dauphins. La métamorphose en animal a été étroitement associée ces dernières décennies par des anthropologues et des ethnobotanistes. Un des exemples les plus frappants est celui de témoignages, au moyen âge, d’hommes qui se sont sentis devenir des loups-garous après avoir consommé du jusquiame, une plante toxique et hallucinogène.
Les Grecs étaient familiers avec de nombreuses plantes capables de susciter de telles terreurs, notamment la belladone. Dans l’Odyssée, lorsque Ulysse veut se dégager de la sorcière Circé, Apollon lui donne une boisson qui le protégera de son propre vin, soupçonné d’être ensorcelé. Le même héros donnera un vin non dilué à un cyclope pour l’endormir et s’échapper de sa caverne. La liste des possessions ou des altérations durant les événements mythologiques est étrangement longue.
Pourquoi Dionysos était-il avant tout le symbole de l’extase ? Parce que le vin, décrit comme un médicament, n’était presque jamais seulement une substance intoxicante. Carl Ruck offre l’explication suivante :
“la virulence de la boisson dépassait de loin sa teneur en alcool, mais provenait des diverses toxines fortifiantes qui y étaient ajoutées.” “pruche, stramoine, aconit, cannabis, absinthe, ergot, et probablement, iméthyltryptamine (DMT) d’acacia et de plantes similaires, ainsi que des résines psychoactives et des encens.”
Carl Ruck
Pour en savoir plus

Sources:
- “Les champignons hallucinogènes du Mexique : Les teonanacatls” par Roger Heim et Albert Hofmann.
- “Chamanes, fous, sorciers : Figures de l’extase : Hommage à Michel Perrin” (ouvrage collectif).
- “Le vin des dieux : Histoire de l’extase” par Brigitte Cech.
- “Le Banquet : Platon et les drogues” par Erwan Le Morhedec.
- “Chamanisme dans la Grèce antique : Techniques de survie spirituelle” par Samuel Noah Kramer et John R. Maier.
- “Dionysos : Archéologie et histoire d’un culte” par François Lissarrague.
- “L’usage des drogues en Grèce et à Rome” par Jean-Pierre Vernant.
- “Les herbes de la lune : De l’usage des plantes et de la sexualité dans l’Antiquité” par Marcel Détienne.
- “Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase” par Mircea Eliade.
- “Persephone’s Quest : Entheogens and the Origins of Religion” par R. Gordon Wasson, Stella Kramrisch, Carl A. P. Ruck, Jonathan Ott, et Huston Smith.
- “Sacred Mushrooms : Secrets of Eleusis” par Carl A. P. Ruck, Mark Alwin Hoffman, et Jose Alfredo Gonzalez Celdran.
- “The Road to Eleusis : Unveiling the Secret of the Mysteries” par R. Gordon Wasson, Albert Hofmann, Carl A. P. Ruck, et Huston Smith.
- “Les drogues et la civilisation : Livre de la mer morte” par Mircea Eliade.
- “Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase” par Philippe Descola.
- “Drogues et civilisations : Anthropologie de l’expérience” par Jean-Pierre Vernant et Pierre Gernet.