Le jeune Freud et la cocaïne

Freud, premier cocaïnomane de l'histoire?

On doit à Freud des concepts fondamentaux comme l’inconscient psychique, la refoulement sexuel et la méthode de la psychanalyse. Une chose pour laquelle il est probablement moins célèbre est son rôle dans la diffusion récréative de la cocaïne. En 1884, un jeune Freud dangereusement ambitieux a découvert la cocaïne et a vu dans cette drogue apparemment miraculeuse la voie de la célébrité, de la richesse et de la reconnaissance par ses pairs…mais à quel prix?

Jeune Freud

Freud est né en 1856 à Freiberg, en Moravie, qui fait aujourd’hui partie de la République tchèque. Dès son plus jeune âge, il était clair que l’enfant serait un génie, lorsque la mère de Freud a rencontré une vieille femme dans une pâtisserie qui a prophétisé qu’il serait l’un des hommes les plus brillants de son temps. La mère de Freud, Amalia, retourne chez elle et dit à son mari : “Jacob, Jacob, notre enfant sera un génie ! ” Les parents sont dès lors convaincus et placent leur enfant sur un piédestal dont il ne descendra jamais.

Les Freud sont une famille juive, mais surtout une famille pauvre. Jacob est marchand de textile, mais dans les années 1850, l’industrie textile est en crise car l’industrialisation et la mondialisation privent tout le monde d’emplois. Jacob décide de s’installer à Vienne pour mieux gagner sa vie. Freud n’a que quatre ans à l’époque.

Dans sa maison, il est le seul enfant à avoir droit à sa propre chambre, où il passe de longues heures à lire tout ce qui lui tombe sous la main. Le jeune Freud, connu sous le nom de Sigi, est un grand amateur de mythologie et rêve de devenir un héros. Plus tard, il comparera son travail à celui d’un conquistador qui aurait découvert un nouveau continent. Le philosophe Michel Onfray, qui a voué un livre entier à un sévère examen du psychanalyste, n’est pas d’accord là-dessus. Il résume les inventions de Freud à une longue listes de vols éhontés. Ce qu’on appelle aujourd’hui se sentir inspiré!

C’est ici qu’il faut ajouter une mise en garde. Écrire une biographie de Freud est nécessairement polarisant. Il y a deux écoles de pensée : Les adorateurs de Freud, qui voient en lui le messie de la psychologie, et d’autre part, ceux qui le considèrent comme un voleur, un escroc et un cocaïnomane pervers. Nous y reviendrons…

Freud et la cocaïne
Freud consomme des doses héroiques de cocaïne pendant plus de 12 ans, devenant ainsi un des premiers dépendants à la drogue mortelle. Aujourd’hui la cocaïne est dans la liste des cinq drogues les plus mortelles au monde.

Ce qui est certain, en revanche, c’est que Freud était ambitieux et brillant. Lorsqu’il entre à l’université à l’âge de 17 ans, il parle déjà couramment le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien.

Alors qu’il n’a pas encore 20 ans, il est déjà un bourreau de travail. “Sigi” s’était d’abord orienté vers le droit, mais en 1873, il a opéré un virage à 90 degrés vers la médecine, un monde alors en plein bouleversement.

La nouvelle maladie qui “trende”: la neurasthénie

Je vous rappelle que nous sommes en 1880, à l’époque où l’on commence à s’intéresser au cerveau humain, aux maladies mentales, à l’anatomie et à la neurologie. Tout cela était nouveau. Ou plutôt, c’est la manière d’analyser le corps et l’esprit qui est nouvelle. La méthode scientifique se développe lentement mais sûrement sur le dos d’une Église affaiblie.

La grande maladie de l’époque est la neurasthénie, un terme générique qui englobe à peu près tout ce qui ne va pas dans la maisonnée : dépression, bipolarité, troubles de l’attention, crises de panique et bien d’autres. Bref, les maux de l’âme qui accompagnent l’essor de l’industrialisation, la dislocation des familles, la promiscuité croissante des célibataires et le stress du monde urbain. Comme par hasard ce trouble nerveux ne semble toucher que la classe moyenne et ceux au-dessus.

Cela n’a pas l’air d’être le cas, mais il s’agit d’une avancée majeure dans la lutte contre l’hystérie, un ensemble de troubles mentaux dont on pensait autrefois qu’ils étaient exclusivement réservés au sexe féminin. En effet, depuis l’Antiquité, le mot “hystérie” est utilisé pour décrire les maladies des femmes. En effet, on pensait que les femmes étaient les seules à souffrir de maladies mentales et que celles-ci trouvaient leur origine dans l’utérus. Alors, pour résoudre le problème, on pratique l’hystérectomie, c’est-à-dire l’ablation de l’utérus. C’est Jean Martin Charcot, mentor de Freud à Paris, qui a émis l’idée que les maladies mentales pouvaient toucher les deux sexes.

Mais heureusement, vers la fin du 19e siècle, des progrès ont été réalisés. On a cessé de parler d’hystérie et on s’est intéressé à la neurasthénie. Le problème est que personne ne sait exactement ce qu’est la neurasthénie, ni ce qui la provoque. De grands débats et des études sont organisés, mais on ne sait rien. Et Vienne, comme Paris, est au cœur des recherches les plus importantes sur le sujet.

La drogue de l’amibition

À l’époque, Freud est un spécialiste de l’anatomie. Il étudie le système nerveux des anguilles. C’est là qu’il plonge dans le monde fascinant des nerfs, du système nerveux…et des parties génitales. Il se vaut ainsi l’honneur d’être le premier à cartographier les organes reproducteurs des anguilles! (très sérieusement, ils n’avaient jamais été vus avant).

Pour Freud, les leçons d’anatomie sont un peu lourdes. Il veut plus, il aspire à ajouter son nom à la liste des grands du temps. À l’hôpital général de Vienne, il obtient bientôt un poste d’aspirant, une sorte d’assistant du médecin. Il travaille plus de dix heures par jour, auxquelles s’ajoutent deux à trois heures de lecture intensive le soir à la maison. Il a déjà dix ans d’études derrière lui et, dans le milieu bourgeois et compétitif de Vienne, alors grand centre d’études médicales, il a encore dix ans devant lui pour faire quelque chose de sa vie. Triste affaire pour un jeune étudiant juif à la famille sans le sou.

Non seulement il a mauvaise mine, mais le pauvre Sigi est follement amoureux de Martha, une jeune femme que sa sœur a ramené à la maison un beau soir d’avril 1882. Il tombe immédiatement amoureux et entreprend de faire la cour à la jeune femme, avec laquelle il se finance à peine deux mois plus tard. Malheureusement, la mère de Martha refuse de lui donner sa bénédiction. La raison, il est pauvre. Peut-être aussi est-ce son caractère. Rien d’étonnant à cela. À l’époque déjà, on disait de Freud qu’il était grossier, impoli et méchant, et qu’il avait de nombreuses sautes d’humeur. Même ses amis le décrivent inflexible.

Qu’importe les mauvaises langues, le coeur a ses raisons et Freud n’en démord pas. Les deux jeunes gens finissent par se fiancer, mais ne se voient plus guère pendant près de six ans.

Le problème n’est donc pas réglé. Freud est donc frustré dans ses ambitions, dans son amour et probablement aussi dans son pantalon.

Pour lui, la solution est simple : une percée scientifique. Il doit devenir célèbre grâce à un produit révolutionnaire qui sauvera le monde, le couvrira de gloire et lui permettra d’épouser sa dulcinée.

Un jour, vers 1884, tout change lorsque Freud tombe sur un document qui va bouleverser sa vie. Un médecin allemand écrit qu’il a réalisé une petite expérience sur des soldats. Il leur donne une substance très stimulante qui met tout le monde de bonne humeur et permet à toutes les troupes de marcher sans fatigue. Il s’agit de la cocaïne.

Freud popularise la cocaine

C’est un moment “Eurêka !” pour Freud. Il écrit à sa fiancée pour lui dire : “Avec ça, nous pouvons acheter une maison. Pour lire entre les lignes, “Yes ! La cocaïne nous rendra riches !”

Pour Freud, c’est la découverte de l’année. Il écrit à sa fiancée. Le 2 juin 1884, Freud écrit a Martha

“Prends garde, ma Princesse ! Quand je viendrai, je t’embrasserai jusqu’à te rendre toute rouge (…) Et si tu te montres indocile, tu verras bien qui de nous deux est le plus fort : la douce petite fille qui ne mange pas suffisamment ou le grand monsieur fougueux qui a de la cocaïne dans le corps.”

En 1884, il écrit “Über Coca” (Sur la cocaïne), consacrant seulement deux lignes à la cocaïne, disant qu’elle anesthésie la peau et les muqueuses où elle est appliquée. Freud est jeune, ambitieux et veut être célèbre. Il conclut rapidement que cette propriété “devrait donner bien d’autres résultats encore”.

Alors, pour les fans de Freud qui doutent du rôle de la cocaïne dans le développement de la psychanalyse, voici de quoi s’étouffer : “Uber Coca” est le premier document de Freud qui l’a mis sur la carte du monde. Oui, car dès sa publication, deux sociétés pharmaceutiques de l’époque lui ont écrit pour soutenir la cocaïne : Merck et Park Davis.

On sait peu de choses sur la cocaïne. On sait qu’elle existe, on sait qu’elle rend euphorique, et on sait qu’elle est chère. Ce n’est qu’en 1857 que suffisamment de feuilles de coca ont été ramenées en bon état pour permettre des études sérieuses. La drogue elle-même n’a été isolée de la feuille de coca que vers 1860. À cette époque, les pharmaciens et les chimistes avaient lancé une gamme de produits toniques à base d’alcool et de feuilles de coca, dont le plus fameux est le Vin Mariani, un tonic recommandé par le pape et le président américain.

Pourtant, les effets réels sur le corps et le cerveau restent largement méconnus. Ce qui n’empêche pas Freud d’avoir une foi infinie dans ce médicament miraculeux. Très vite, Freud fait ce que tous les scientifiques représentatifs font à l’époque. Il se teste lui-même.

Freud a commandé un gramme de cocaïne dans une pharmacie locale appelée Angel’s et l’a reçu la semaine du 24 avril. Bien qu’il se soit inquiété du coût de la drogue (il avait mal calculé la quantité et cela lui a finalement coûté un dixième de son salaire mensuel), la première chose qu’il a faite a été d’en prendre un vingtième de gramme lui-même.

La Cocaïne, une biographie non autorisée

Les résultats ont été immédiats : il s’est senti beaucoup mieux par rapport à l’argent, à son projet de recherche et à la vie en général. Il se demande s’il ne pourrait pas être utile dans le traitement de la mélancolie. De plus, comme il avait supprimé sa sensation de faim, il pensait qu’il pourrait être utile comme anesthésique gastrique. Un autre domaine prometteur est celui de la dépendance à la morphine. Si la cocaïne nous rend heureux et apaise nos douleurs, peut-être aurons-nous enfin de quoi lutter contre la dépendance à la morphine ?

Le premier cocaïnomane…

C’est l’époque des paradis artificiels. Les grands artistes européens sont aux prises avec l’une ou l’autre addiction. Toulouse-Lautrec, le peintre des affiches du Moulin Rouge, est sous l’emprise de l’absinthe, une liqueur à base d’armoise surnommée la Fée verte, devenue populaire parmi les soldats français traumatisés par la guerre et de retour d’Algérie. Beaudelaire, de son côté, est en pâmoison avec l’opium…

Le pire, cependant, était l’opium. Bien avant la crise du fentanyl, l’Europe a connu sa première crise des opioïdes. Il s’agit d’une véritable épidémie. L’opium est devenu populaire en Europe sous l’Empire britannique, qui a fait la guerre à la Chine pour la forcer à l’acheter. Les Chinois qui ont émigré en masse aux États-Unis via la Californie sont arrivés avec de l’opium. En Europe, l’élite et la bourgeoisie adoptent rapidement le nectar de pavot à des fins récréatives.

Freud commence à recommander ce médicament à tous ses proches, sans se douter qu’il est en train de devenir un danger public. L’un des collègues de Freud s’y intéresse de près. Il s’appelle Carl Koller. C’est un médecin spécialisé en ophtalmologie. Mais le chercheur a un problème : il n’a plus d’anesthésiant. Il doit opérer à yeux ouverts des patients attachés à la table d’opération par des lanières de cuir.

C’est compliqué parce qu’il faut neutraliser la douleur tout en gardant le patient conscient, car il faut lui dire de bouger les yeux pendant l’opération. Freud montre donc l’article à Koller, qui s’empresse de le tester sur l’œil d’un patient, et c’est la révélation. Sans le savoir, Freud avait résolu l’un des problèmes les plus importants de la médecine moderne : un anesthésiant fiable.

À la prochaine conférence en Allemagne sur le sujet, Koller fait porter sa découverte par un professeur et un ami du nom de Brettauer. Ce dernier lit l’article et démontre les propriétés anesthésiques de la cocaïne devant le congrès le 15 septembre 1884, le résultat est un silence stupéfait : Koller, un interne viennois de 27 ans, avait résolu l’un des problèmes les plus importants de la médecine.

Quand Freud revient de Wandsbek, son ami est devenu une célébrité internationale. Freud est furieux, mais il sait que c’est de sa faute. Comment a-t-il pu, lui qui connaissait si bien la cocaïne ET l’anatomie, ne pas voir le potentiel anesthésique de la drogue miracle ?

L’incident Fleischl-Marxow : un remède qui tue

Alors qu’il travaille encore dans L’hôpital général de Vienne, Freud se lie d’amitié avec un jeune chercheur, Ernst von Fleischl-Marxow. Ernst et Freud ont de nombreux points communs : ils sont tous deux des bourreaux de travail dotés d’une intelligence spectaculaire.

Mais Fleisch avait un problème : il passait chaque jour de sa vie à souffrir d’une déformation du pouce qui faisait de sa vie un enfer. À l’époque, les amputations étaient beaucoup moins efficaces et beaucoup moins hygiéniques. L’amputation du pouce avait entraîné la repousse constante d’un amas de nerfs, infligeant à Fleisch des douleurs atroces qui l’empêchaient de dormir. C’est le stoïcisme du chercheur, écrit Freud dans sa correspondance, qui l’a attiré vers Fleisch.

Freud, qui vient de découvrir la cocaïne, se dit : voilà de quoi aider mon pauvre ami. Du coup, il administre lui-même une dose à son précieux ami et deux semaines plus tard, Von Fleischl se dit guéri. Freud annonce fièrement à ses collègues la cause de cette récupération miraculeuse.

Pourtant, rien n’est moins vrai. Fleischl Marxhov se sent mieux pendant un certain temps, mais il commence à s’y habituer et devient à son tour cocaïnomane. Pire encore, il combine la morphine et la cocaïne pour prolonger l’euphorie. Le pauvre Fleish Marxhov dépense jusqu’à 1800 marks par mois (presque 3000$ en chiffres de 2010) pour s’injecter sa son cocktail tragique.

Après quelques jours de silence radio, Freud retrouve le brillant chercheur effondré sur lui-même dans un état semi-comateux. La rechute est encore plus grave que ce que Freud avait pu traiter. Fleischl se remet à la morphine, sombrant dans la mélancolie et l’oubli. Ses meilleures années sont désormais derrière lui et il se donne la mort six ans plus tard.

Freud se défend de manière un peu nébuleuse en disant que le problème est que son ami prenait de la cocaïne par voie orale, alors que l’injection de cocaïne est parfaitement sûre ! Mais c’est un mensonge. Nous savons, grâce à la publication d’Über Coca, que Freud préconisait la seringue hypodermique, alors toute nouvelle. Freud gardera toute sa vie un portrait de son ami tragiquement disparu, rongé par le regret.

Le jeune Freud et la cocaïne
Fleisch-Marxhov était médecin autrichien devenu célèbre pour ses importantes recherches sur l’activité électrique des nerfs et du cerveau. Il était également un inventeur créatif de nouveaux dispositifs largement adoptés en médecine clinique et en recherche physiologique.

La nécrose du réflexe nasal et sa solution: la cocaïne

Freud rencontre Fliess en 1887 et noue une amitié profonde et tendre qui durera jusqu’en 1904, date à laquelle la relation tourne définitivement au vinaigre. Comme avec presque tous ses mentors et collègues, Freud passe de la lune de miel à la déclaration de guerre. Il reconnaît lui-même qu’il finit par transformer chaque ami en ennemi.

Ils sont tous deux juifs, ont à peu près le même âge et sont tous deux animés par l’ambition. Leur amitié, voire bromance, atteint des proportions épiques dans les années 1890. Dans sa correspondance avec Fliess, Freud flirte littéralement à travers son tendre ami (à l’époque, Freud a suspendu sa relation charnelle avec Martha). Pendant un temps, les deux hommes portent la même barbe, la même coupe de cheveux et des vêtements de la même couleur, tout cela pour donner l’impression qu’ils sont jumeaux.

Freud rencontre Fliess en 1887 et lie avec lui une profonde et tendre amitié qui dure jusqu’en 1904. Comme avec à peu près tous ses mentors et collègues, Freud va de la lune de miel jusqu’à la déclaration de guerre. Il reconnaît lui-même qu’il finit par transformer chaque ami en ennemi.

Tous deux explorent des méthodes de recherche non conventionnelles, tout en consommant des quantités inimaginables de cocaïne. À l’époque, Freud avait de nombreuses théories qu’il désavouerait plus tard. Mais Fliess avait lui aussi des idées folles. Lorsqu’ils se rencontraient lors de congrès, dans l’euphorie de la poudre blanche, ils théorisaient sur les choses les plus farfelues, croyant dur comme fer à ce qui n’était, en fin de compte, que des élucubrations éclairées par des feuilles de coca.

L’une des théories de Fliess était la “nécrose du réflexe nasal”. Fliess était convaincu que le secret de tous les problèmes mentaux et physiques se trouvait dans le nez. Fliess pense également que le nez est directement lié aux organes génitaux, dans une sorte de connexion nasogénitale. Le nez est donc aussi la clé des problèmes sexuels, mentaux et neurologiques !

Freud n’y voit que du feu et, probablement sous l’emprise de la cocaïne, apporte son soutien à son jumeau symbolique.

Pour expliquer ce qui s’est passé ensuite, il faut rappeler trois choses : à ce stade, personne ne connaissait les effets réels de la cocaïne, tous les médecins étaient pleins de mauvaises idées qui coûtaient des milliers de vies chaque année, et Freud était complètement dépendant de la cocaïne.

Le 12 juin 1895, il écrit à Fliess et lui dit carrément : “J’ai besoin de beaucoup de cocaïne”.

L’échiquier est enfin prêt pour le pire accident de sa carrière.

Freud se voit confier une patiente, Emma Eckstein, qui souffre d’une multitude de problèmes allant de douleurs thoraciques à la dépression. Freud diagnostique rapidement l’hystérie et la masturbation excessive. Il fait venir Fliess de Berlin pour une opération du nez. Fliess, confiant après avoir pratiqué des dizaines d’opérations nasales, enlève un morceau du nez de la jeune femme et cautérise la plaie avec de la cocaïne. Il en profite pour faire la même chose sur Freud.

Pendant quelques jours, tout semble aller pour le mieux pour la jeune femme, puis soudain, c’est l’hémorragie. Emma commence à saigner abondamment jusqu’à en devenir livide. Il est trop tard pour faire revenir Fliess, déjà parti. Horrifié, Freud demande à un autre médecin d’intervenir en urgence. Il commence à creuser le nez de la pauvre mourante et en sort un pansement médical teinté d’iode de plusieurs mètres de long que Fliess avait oublié dans son nez ! Ne pouvant assister à la scène, Freud va chercher un verre de cognac tandis que la femme, inconsciente, commence enfin à arrêter son saignement. Irrémédiablement défigurée, elle vivra à moitié paralysée pour le reste de sa vie.

Freud était-il vraiment cocainomane?

Deux écoles de pensée s’affrontent sur ce sujet. Les partisans de Freud – notamment en France – minimisent historiquement le rôle de la cocaïne, la considérant au mieux comme une expérience de jeunesse dans une époque de formation.

En revanche, les plus sceptiques à l’égard de l’approche freudienne établissent un lien direct entre les habitudes excessives et impulsives de Freud et sa consommation régulière de cocaïne entre 1884 et 1896. On ne sait pas exactement quand Freud a mis fin à sa relation avec la drogue, mais on sait que son engouement pour la poudre blanche s’est évanoui au début des années 1900 suite à d’importantes complications de santé qui lui ont coûté la vie.

L’historien de la médecine Howard Markel affirme qu’en 1895, Freud consommait suffisamment de cocaïne pour ressentir des douleurs thoraciques et que ses voies nasales étaient tellement encombrées qu’il dut subir une intervention chirurgicale pour les ouvrir afin de pouvoir respirer. Cela expliquerait les relations amour-haine de Freud avec ses amis, ainsi que ses brusques changements d’idées. Comme c’est souvent le cas chez les cocaïnomanes, il a un tempérament pharaonique.

David Cohen explore ainsi, dans un essai à la fois historique et polémique, les zones d’ombre et les fragilités du personnage qui en font selon lui le parfait candidat à l’addiction : dépressif, obsessionnel, sexuellement réprimé et malheureux.

La morphine pour la mort

La combinaison du tabac et de la cocaïne s’est avérée fatale pour Freud. Fumant plus de 20 cigarettes par jour, le psychanalyste finit par développer un cancer de la bouche en 1923. Il avait alors 67 ans et sa vie était sur le point de devenir un enfer.

Au total, Freud a subi plus de 30 opérations à la mâchoire. Pour restaurer sa bouche ravagée par la maladie, on lui installe une sorte de prothèse métallique, qu’il appelle affectueusement “le Monstre”.

La consommation combinée de cocaïne et de nicotine s’est avérée mortelle. En s’aspergeant le nez de cocaïne, Freud a passé dix ans à resserrer inutilement les vaisseaux sanguins de son nez, ce qui a entraîné la formation de plaques dures de membrane muqueuse rétrécissant ses canaux nasaux.

Vers 1900, les propriétés addictives de la cocaïne sont devenues largement connues, si bien que divers gouvernements ont commencé à restreindre, puis à interdire, son usage en dehors de rares fins médicales (la cocaïne est toujours utilisée comme anesthésique en oto-rhino-laryngologie).

En 1912, les pharmaciens américains ont demandé des restrictions sur la vente de cocaïne, et la substance a été interdite par le Harrison Narcotics Act en 1914. La France, à son tour,, a criminalisé la cocaïne en 1916.

Bibliographie

  • The cocaine papers, Anna Freud
  • “Cocaine: An Unauthorized Biography” par Dominic Streatfeild (2003)
  • “White Gold: The Extraordinary Story of Thomas Lipton and His Revolutionizing of Tea” par Giles Milton (2005)
  • “Snowblind: A Brief Career in the Cocaine Trade” par Robert Sabbag (1976)
  • “Cocaine: Global Histories” édité par Paul Gootenberg (1999)
  • “An Anatomy of Addiction” Sigmund Freud, William Halsted, and the Miracle Drug Cocaine, par Howard Markel, 2000
  • “Between Coca and Cocaine: A Century or More of U.S.-Peruvian Drug Paradoxes, 1860-1980” par Paul Gootenberg, 2001, The Woodrow Wilson Center
  • Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre“. par Élizabeth Roudinesco (2014)
  • “History of Coca: “The Divine Plant” of the Incas” par W Golden Mortimer (1901) J H Vail & Company
  • “Riches from Potosi: The Silver of the Spanish Main” par Kris Lane (2021)
  • “Freud, le moment venu”, Suzanne Leclair et William Roy (2023)
  • N. Balier, “Freud et la cocaïne : du mythe à la réalité,” Revue Française de Psychanalyse, 66(2), 371-378, 2002.
  • “Freud and His Biggest Addiction,” Psych Central
  • G. Vighetto, F. Robert, and P. Kabengele, “Freud and Cocaine: A Fatal Attraction,” Front Psychiatry, 7, 61, 2016. Lien vers l’article

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