Avec ses quelque 300 brasseries en activité en 2025, la Franconie (région historique située au Nord-Est de l’État libre de Bavière) est l’un des hauts lieux de la bière en Europe. Moins connue que la vallée de la Senne ou la Bohême, elle n’en demeure pas moins la région du monde présentant de loin la plus forte densité de brasseries par habitant.

Fondées sur un socle de petites entités surtout familiales, ses traditions brassicoles s’ancrent dans une histoire séculaire fièrement revendiquée, où se mêlent la petite et la grande Histoire, entre coutumes villageoises, géopolitique et innovations techniques. Sillonner la Franconie de Bayreuth à Bamberg, c’est plonger dans un univers fier de ses racines médiévales mais résolument ancré dans la modernité. 

Les bières franconiennes, des bières bavaroises comme les autres ?

Si les Franconiens en veulent encore à Napoléon Ier de nos jours, c’est en souvenir du Reichsdeputationshauptschluss (recès de la Diète d’Empire) de 1803. C’est en effet à cette date qu’afin de compenser les pertes territoriales des principautés allemandes au cours des guerres de la Révolution françaises, les possessions ecclésiastiques sont sécularisées et médiatisées. Autrement dit, les terres de l’Église sont redistribuées aux Princes, sous l’impulsion de l’Empereur des Français et de son allié bavarois Maximilien Ier. 

Ce dernier est le principal bénéficiaire de l’opération car il reçoit, entre autres, Wurtzbourg, Augsbourg et Bamberg. Trois ans plus tard, c’est la ville impériale de Nuremberg qui est à son tour absorbée par l’Électorat (érigé à cette occasion en Royaume) de Bavière. À la chute du Premier Empire, le Congrès de Vienne entérine ce rattachement, toujours en vigueur aujourd’hui. Pour autant, le sentiment d’être franconien plutôt que bavarois est encore très puissant aujourd’hui : les dialectes franconiens, proches du moyen-allemand, sont assez différents du bavarois, culturellement rattaché à la sphère alpine et autrichienne. 

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Sur le plan politique, économique et religieux, on pourrait aussi distinguer une Franconie libérale, industrielle et protestante d’une Bavière conservatrice, paysanne et catholique, pour schématiser. Évidemment, la gastronomie n’échappe pas à cette dualité : Au nord, la cuisine ressemble davantage à celles de ses voisines de Hesse et de Thuringe. Le vin (surtout à Wurtzbourg) est également un important objet de fierté. 

Et la bière, dans tout cela ? Loin du cliché touristique de l’Oktoberfest et des beer halls munichois, l’imaginaire brassicole franconien s’articule autour des Keller, caves creusées à même la roche, où sont entreposées les bières depuis des temps où la réfrigération n’existait pas. C’est de cette pratique que sont issus les Kellerbier, lagers non filtrés et non gazéifiés, parangons de la bière de soif. 

Dans cette même famille, on retrouve aussi les Zwickelbier et Ungespundetes Lagerbier, qui abondent le long du canal Rhin-Danube. Autre particularité : le brassage communautaire, tradition que la Franconie partage avec le Haut-Palatinat (où l’on parle de Zoiglbier). 

Au fil des siècles, les habitants de villages ou de cités importantes ont acquis le droit de brasser leur propre bière dans la salle communale prévue à cet effet, chose unique en Allemagne. Enfin, les bières fumées, spécialité de Bamberg, figurent également au rang des spécificités régionales. Sur un plan économique, la Franconie se caractérise par son dense réseau de Familienbrauereien (brasseries tenues par une même famille, souvent depuis plusieurs générations), dont les bières sont diffusées à l’échelle locale et très difficiles à dénicher au-delà. En cela aussi, la Franconie se différencie du reste de la Bavière et de ses puissantes entités connues mondialement (Weihenstephan, Erdinger, Paulaner…).

Bayreuth, entre musique et fournils

Bayreuth et Richard Wagner sont indissociables : on ne peut raconter l’un sans évoquer l’autre. Pourtant, la ville ne figure pas dans les plans initiaux du maître lorsqu’il commence à mûrir son projet de festival : il pense plutôt à Zurich, Weimar ou Munich. C’est le chef d’orchestre Hans Richter qui attire son attention sur la localité (plutôt modeste à l’époque) et le convainc d’y poser la première pierre de sa Festspielhaus en mai 1872. 

Jugeant l’opéra margravial peu adapté pour L’Anneau du Nibelung, Wagner fait construire sur la colline verte une salle à l’acoustique révolutionnaire, avec son « orchestre invisible ». En parallèle, il choisit d’ériger une maison familiale à proximité du Neues Schloss, résidence qu’il nomme « Wahnfried » (« Paix des illusions », en allemand). C’est là qu’il compose Le Crépuscule des dieux et Persifal. De ces années à Bayreuth, les journaux intimes tenus par son épouse Cosima Wagner, nous livrent mille détails passionnants. 

C’est ainsi que l’on apprend que Richard n’est pas seulement un grand compositeur, mais également un grand amateur de bière. Ainsi, il fréquente assidûment l’auberge Angermann, véritable institution en son temps, où il prend place régulièrement pour déguster une pinte et demie tout en fumant un cigare, toujours flanqué de son chien Russ. 

Son goût pour la bière se manifeste aussi à domicile, puisqu’il n’est pas rare qu’il en boive durant ses sessions de travail, toujours selon Cosima. Que buvait-il ? Sur ce point, il semblerait qu’il n’ait pas été très fidèle à sa terre d’adoption, puisqu’il manifeste un penchant assez marqué pour la… Weihenstephaner ! Néanmoins, son influence se manifeste de mille manières dans une ville qui ne lui en tient pas rigueur : la brasserie Maisel (fondée à Bayreuth peu après sa mort, en 1887), organise tous les ans l’événement Maisel’s Weisse Festspielfrühschoppen qui, dans le cadre du Festival, réunit artistes et descendants de Richard Wagner autour de l’une des bières de blés les plus populaires du pays, mêlant de la sorte passions musicales et brassicoles. 

Les Beckenbrauer : une histoire de pains et de bières

On a coutume, pour désigner la bière, de parler de « pain liquide ». Or, cette désignation trouve tout son sens à Bayreuth lorsqu’on s’intéresse à la tradition des Beckenbrauer : les boulangers-brasseurs. Les plus anciennes archives évoquant la fabrication de bière à Bayreuth remontent au 20 octobre 1454 et donnent à comprendre qu’il ne s’agit pas d’une activité réservée à une corporation. Au contraire : Historiquement, le lieu de brassage bayreuthien par excellence est la salle communale : tout citoyen de plein droit peut, s’il le souhaite, venir y brasser sa propre bière une fois par an sous la supervision du Maître-Brasseur. 

Peu à peu, les boulangers de la ville développent une expertise en la matière, bien aidés en cela par leur maîtrise des levures : au milieu du XIXe siècle, on compte jusqu’à 54 entreprises exerçant cette double activité dans la ville. Un « Beck » brasse de 5 à 6 hectolitres par an au début du XXème siècle, qui sont consommés dans les auberges, les Zechstube

Qui sont les héritiers de cette mémoire aujourd’hui ? Incontestablement, la Manns Bräu, située sur la Friedriechstrasse, est l’une des plus illustres représentantes de cette époque. Si l’auberge où se situe actuellement la brasserie date de 1750, la famille Mann en prend les rênes à partir de 1823. Leurs Schenkbiere (bière de service), Lagerbiere (bière à garder) et Doppelbock se bâtissent rapidement une solide réputation. On retrouve aujourd’hui leurs brassins dans leur auberge à la décoration chaleureuse et rustique, typiquement franconienne, servis pour accompagner la réconfortante cuisine locale. 

L’histoire de la brasserie et du restaurant « Becher Bräu », propriété de la famille Hacker, s’inscrit également dans cette tradition et remonte quant à elle à 1780. C’est donc la sixième génération d’aubergistes et de brasseurs qui assure aujourd’hui le service de l’établissement situé au 25 Nikolausstrasse, dans la vieille ville. 

Georg Bauer, fondateur du « Bauernwärtla » dans la Sophienstraße, est une autre figure de « Beckenbrauer » bien connue. Le « Wärtla », pour les habitués, ouvre ses portes au début du XXe siècle et devient rapidement très populaire, au point d’être surnommé le « laboratoire », en raison du goût prononcé de son propriétaire pour les expérimentations brassicoles, à base d’assemblages plus ou moins heureux d’une grande variété de fûts. Le « Bauernwärtla » est encore en activité à l’heure actuelle, et perpétue la longue histoire d’un lieu spécialement populaire auprès des étudiants.

S’il est possible d’observer la richesse de l’histoire brassicole d’une ville de taille relativement modeste comme Bayreuth, une ancienne capitale impériale comme Nuremberg offre des perspectives encore plus riches sur le plan des évolutions réglementaires et techniques de la bière en Franconie.

 Nuremberg, foyer historique et creuset d’innovations

Pour qui s’intéresse à l’histoire de la bière et du brassage, certains événements font figure de jalons, de piliers sur lesquels s’appuie notre rapport à cette boisson encore aujourd’hui. C’est ainsi le cas de la promulgation de la « loi » sur la pureté de la bière (aussi connue sous le nom de Reinheitsgebot). Le 23 avril 1516, en effet, le duc Guillaume IV de Bavière émet à Ingolstadt un décret stipulant que la bière ne doit contenir que trois ingrédients – l’orge, le houblon et l’eau. 

Étendu au Reich en 1906, le texte est régulièrement adapté pour s’articuler avec la réglementation européenne. La grande majorité des 1459 brasseries allemandes (2024) continuent de suivre les prescriptions ancestrales du Reinheitsgebot, considéré à leurs yeux comme une garantie de qualité. Toutefois il ne s’agit pas, contrairement aux idées reçues, de la première loi s’appliquant aux denrées alimentaires en général, ni de la bière en particulier. 

Plus de 200 ans avant ce fameux édit, c’est dans la puissante cité de Nuremberg qu’on retrouve la trace du Gerstengebot. Quelque part entre 1303 et 1305, le conseil municipal affirme dans ce « décret sur l’orge » qu’« on ne doit utiliser aucun autre grain que l’orge, ni l’avoine, ni l’épeautre, ni le blé » pour brasser la bière. Si une telle restriction est inhabituelle pour une bière médiévale, ce n’est pas la seule particularité que présente le paysage nurembergeois : la bière emblématique de la ville – la Rotbier- est une bière de fermentation basse.

Or, tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne, les conditions de refroidissement sont difficiles, ce qui explique pourquoi la production est presque exclusivement issue de fermentations hautes. Les bières appelées « froides » dans les sources – donc de fermentation basse – sont par ailleurs considérées par le conseil municipal comme étant plus qualitatives, puisque faire passer une bière « chaude » (de fermentation haute) pour l’une de ces dernières était passible d’une amende de 5 sous. 

Nurnberger stat beer pint bar
Nurnberger stat beer

Les conditions météorologiques revêtent donc une importance primordiale pour le brassage : Ainsi, il n’est permis de brasser la Rotbier que durant les mois où les températures sont les plus propices, c’est-à-dire entre la Saint-Michel (29 septembre) et le dimanche des Rameaux. Il arrive parfois que les circonstances imposent des dérogations à ces dispositions : c’est le cas en 1636 puisque le Conseil lève l’interdiction pour les journées du 15 et 16 mai, devant le risque de pénurie et les températures plutôt fraîches pour la saison. 

La bière rouge de Nuremberg : un retour en grâce inespéré

Autre fait curieux : alors que le reste de l’Allemagne médiévale s’amusait encore avec du gruit et des mélanges d’herbes mystérieux, les brasseurs de Nuremberg s’étaient déjà entièrement consacrés au houblon au milieu du XIVe siècle. Les houblonnières fleurissaient dans les villages environnants : Eschenau en 1358, Uttenreuth en 1363, Simonshofen en 1375, créant ce que l’on pourrait appeler la première ceinture de houblon d’Allemagne.

Comment sait-on aujourd’hui que cet usage du houblon était massif ? On en trouve la preuve dans des sources datant de novembre 1470, lorsque les brasseurs de Nuremberg ont été tenus de soumettre des ventilations détaillées de leurs coûts au conseil municipal (qui, naturellement, a utilisé ces chiffres pour fixer les prix de la bière). Ce document est extrêmement révélateur, non seulement par ce qu’il contient, mais aussi par ce qu’il ne contient pas. « Article, houblon, 20 livres minimum », indique une entrée. 

On peut imaginer que certains brasseurs sont tentés de gonfler leurs coûts et donc de répertorier tout ce qui est imaginable, même les copeaux de bois de pin alpin dont ils se servent pour éclairer leurs caves de stockage. Pourtant, nulle part, pas une seule mention, d’un agent amérisant autre que le houblon. En 1470, la bière rouge de Nuremberg est déjà une bière « purement » houblonnée, plusieurs décennies avant que la Reinheitsgebot ne l’impose par la loi.

Une puissance exportatrice

Au milieu du XIXe siècle, la Rotbier de Nuremberg devient un produit-phare de la Bavière, l’un des plus recherchés à l’exportation. Les chiffres de 1869 en témoignent avec clarté : alors que Munich expédiait un volume respectable de 28 292 hectolitres à l’étranger (et par « à l’étranger », on désigne tout ce qui se trouve au-delà des frontières de la Bavière), Erlangen en expédiait 42 903 et Kulmbach 60 626, Nuremberg les surpassait tous avec 78 480 hectolitres. La « bière rouge » est alors la bière bavaroise par excellence.

Dès cette époque, l’écosystème brassicole à Nuremberg et en Franconie pose des fondations dont les effets se font encore sentir de nos jours : la position stratégique de la région (au carrefour des routes reliant l’Allemagne du Sud à la Bohême et à la Baltique) lui octroie une place privilégiée en tant que marché d’échange majeur pour les matières premières : les houblons de Spalt et d’Hersbruck y sont échangés, séchés, compressés et exportés jusqu’aux confins de l’Europe. 

Le houblon de Spalt, cultivé au sud de Nuremberg, acquiert dès la Renaissance une réputation comparable à celle dont bénéficiera le Saaz (Žatec) tchèque des siècles plus tard. En 1538, une charte impériale émise par Charles Quint garantit la protection de son appellation : en cela, ce document représente le premier label de qualité historiquement dédié au houblon. Les malts ne sont pas en reste puisqu’à quelques encablures de Nuremberg, les malteries de Bamberg s’imposent rapidement comme des références de qualité, surtout pour les malts spéciaux.

Des groupes franconiens d’envergure internationale de nos jours comme BartHaas (houblons) ou Weyermann (malts) plongent leurs racines en ces temps de révolutions techniques et culturelles : En 1868, BartHaas envoyait ses premières cargaisons vers le port de New York et c’est à partir de 1896 que les malts de Weyermann (dont le fameux « Gambrinus ») commencent à accumuler les prix internationaux. Encore aujourd’hui, la Bourse aux houblons de Nuremberg (Hopfenhalle) concentre les échanges, fixe les prix et uniformise les standards de qualité au niveau européen. Le XIXe siècle correspond donc à l’âge d’or des traditions et de l’économie de la bière à Nuremberg.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin, du moins sur le plan des traditions. En 1826, un décret royal autorise les brasseurs de Nuremberg à produire à la place de la bière brune bavaroise. Le processus est plus simple, la bière se vend tout aussi bien et, comme toujours, les phénomènes de mode font le reste. À la fin du siècle, les codes de la brasserie bavaroise ont pris le dessus à Nuremberg. 

Un certain Konrad Denk enfonce le clou en 1895, lorsqu’il commence à brasser quelque chose de différent dans sa brasserie de la Jakobstraße : une bière blonde, une Helle. Elle se répand dans la ville au même rythme que la vague de fermentations basses dorées qui submerge l’Europe à cette période. En 1940, elle représente 90 % de la production de bière de Nuremberg. Aujourd’hui encore, la Helle reste la bière préférée des Bavarois. La bière rouge semble tirer alors sa révérence, réduite à une simple note de bas de page dans l’histoire du brassage…

Le Phénix rené de la cuve

Ce n’est que depuis quelques années que les brasseurs régionaux se donnent pour mission de ressusciter ce style perdu, mais ils se heurtent à un obstacle : les malts modernes ne sont pas vraiment adaptés aux méthodes de brassage intensives d’antan. Des expériences sont menées avec de l’orge maltée « Chevalier », une variété très populaire parmi les brasseurs encore il y a un siècle. Les résultats, très encourageants, donnent une impulsion décisive à ces projets. Parallèlement, la célèbre malterie Weyermann de Bamberg explore également des variétés d’orge traditionnelles, à la recherche des clés qui lui permettront de renouer avec le passé.

La renaissance est actée en 1997, lorsque la brasserie Altstadthof, située dans la vieille ville de Nuremberg, brasse une bière rouge à partir d’un malt biologique spécial produit par Neumarkter Lammsbräu. Lorsque la brasserie Schanzenbräu ouvre ses portes en 2006, elle lui emboîte le pas. La tendance essaime dans les villages environnants, et la brasserie Red Castle à Gräfenberg produit même une version à fermentation haute.

La Rotbier est donc de retour, ce qui montre que l’Histoire a parfois bon goût. Une autre confirmation de cette renaissance se trouve dans les fortes affluences de visiteurs (presque 2 millions depuis l’ouverture) qui se pressent pour visiter les 25 000 mètres carrés de caves souterraines, à 20 mètres sous les pavés de la vieille ville de Nuremberg, excursion qui se termine – comme il se doit – par une dégustation de Rotbier. 

Une fois descendus les escaliers de la place Albrecht Dürer, la température chute rapidement à 9 °C, et c’est là l’origine même de la construction de ces tunnels : conserver la bière au frais, et ce depuis 700 ans. D’ingénieux couloirs d’air connectent les caves entre elles, et sont dès le Moyen Âge remplis de neige en hiver : c’est l’équivalent des chambres froides actuelles, à une époque où la consommation de bière est un enjeu majeur de santé publique (la salubrité de l’eau étant souvent problématique). 

Ces caves portent également le témoignage de temps funestes. Le régime national-socialiste ayant très tôt érigé Nuremberg au rang de bastion, et la ville constituant à la fois un nœud ferroviaire et une place-forte industrielle, elle est prioritairement visée par les bombardements alliés lors de la Seconde Guerre Mondiale. Prévues pour accueillir 20 000 personnes, les caves servent en pratique d’abri à plus de 40 000 nurembergeois. Ainsi, ces longues enfilades de roches, reconnues comme un géotope unique par l’État de Bavière, connectent aussi plusieurs époques et générations. 

Forchheim et Bamberg : Sur la route d’une histoire singulière

Sur la route qui mène à Bamberg au nord de la Franconie, il serait dommage de ne pas marquer l’arrêt à Forchheim. Si la ville ne détient pas le record absolu de densité de brasseries par habitant (il est l’apanage d’Aufseß en Suisse Franconienne et de ses quatre établissements – Rothenbach, Stadter, Reichold et Kathi-Bräu – pour ses 1317 citoyens), ses trois maisons historiques, sa Kellerwald et son Annafest en font l’un des fers de lance de la culture brassicole franconienne. 

En flânant dans la Sattlertorstraße, à quelques mètres de distance, le promeneur peut embrasser du regard deux vénérables ancêtres : Hebendanz (fondée en 1579) et Neder (1554). La famille Hebendanz, d’abord établie dans la Steinernen Haus, au 28 de la Hauptsraße, brasse depuis plus de 500 ans, initialement dans la salle de brasserie communale du village et depuis 1882 dans son bâtiment actuel.

Neder est considérée comme le brouepub le plus traditionnel de Forchheim, en ce qu’il entretient volontiers son charme d’antan. Les bateliers de la Regnitz, visiteurs réguliers de l’auberge, sont encore présents sur place via l’embarcation stylisée présente sur les armoiries de la brasserie et par le nom même du lieu (« Zum Schiffswirt », littéralement l’Aubergiste du Bateau) où l’on peut s’attabler pour déguster des bières brassées à la main comme au XIXe siècle.

 Historiquement, une troisième brasserie est également liée à la Sattlertorstraße : celle que fonde Josef Greif en 1848, qui était sise dans la « Kapuzinerwirt », au numéro 18. Une politique d’investissements judicieusement menée amène la brasserie à s’agrandir au fil des années, avec l’acquisition en 1928 de la cave à glace de la brasserie Schindler, située sur le canal du roi Louis à Forchheim.

Cette décision est d’une importance stratégique capitale, puisque le quartier devient le nouveau centre névralgique de la ville après la Seconde Guerre mondiale, et le déménagement dans une vers la Serlbacherstraße en 1953, dont la grande salle de brasserie est totalement modernisée dans les années 1990. Si la quatrième brasserie emblématique de Forchheim, Eichhorn (créée en 1783), n’est hélas plus depuis 2022, l’amour de la ville pour ses bières locales trouve toujours à s’exprimer à l’ombre des arbres de sa forêt de celliers, et tout particulièrement à l’été.

En s’éloignant du centre, on grimpe rapidement vers une colline boisée où 23 caves à bière s’étendent sur environ 20 000 m² : la Forchheim Kellerwald n’a pas volé son titre officieux de plus grand jardin à bière du monde ! Autrefois, en l’absence de machine frigorifique, la bière était brassée dans la vieille ville, puis transportée dans la forêt des kellers pour y être affinée et stockée à une température stable toute l’année autour de 8 degrés Celsius. 

Pendant plus de 400 ans, un labyrinthe souterrain composé de kilomètres de galeries sert ainsi à l’affinage et au stockage de la bière. C’est à l’occasion d’un pèlerinage consacré à Sainte-Anne à partir de 1516 que la pratique commune consistant en effet à boire la bière là où elle est stockée s’installe, pour le réconfort des pèlerins au retour d’une marche épuisante. En 1840, le Club de Tir Royal (Königliche Schützengesellschaft) se joint au rassemblement religieux : c’est le début de l’Annafest, célébrée tous les ans autour du 26 juillet, véritable célébration de la bière de Suisse franconienne. Avec l’avènement des techniques de brassage modernes et les transformations sociétales, les caves troglodytes perdent donc peu à peu leur fonction initiale d’entrepôt, pour se transformer en lieu de détente et de convivialité autour de bières et de spécialités régionales.

Bamberg, la fumée pour identité

L’apparence majestueuse qu’offre Bamberg est en elle-même une sorte de miracle. Epargnée par les raids aériens massifs menés par les Alliés en Franconie lors du conflit mondial, elle conserve un charme unique, fait de trésors médiévaux et de joyaux baroques, qui lui vaut un classement au Patrimoine Mondial de l’UNESCO depuis 1993. 

Lorsque Henri II, duc de Bavière, est couronné roi de Germanie en 1007, il se met aussitôt en quête d’un lieu pour asseoir et incarner son pouvoir, à la fois spirituel et politique. Son choix se porte sur un site stratégique, sur lequel il projette son grand dessein : faire de sa nouvelle capitale, Bamberg, une « seconde Rome » en Franconie.

Henri II et son épouse Cunégonde décident d’y fonder un évêché afin de contrebalancer les grands centres religieux de l’époque, comme Mayence ou Trèves, tout en renforçant l’influence impériale dans le sud de l’Allemagne. Bamberg devient ainsi une capitale politique et spirituelle, un carrefour entre l’Occident et les terres slaves de l’Est (en particulier vis-à-vis de la Pologne et de la Poméranie).

Inspiré des cités idéales médiévales, suivant un plan cruciforme, la ville s’organise autour de trois pôles :

  • La Bergstadt (ville sur la colline), dominée par la cathédrale, symbole du pouvoir impérial et religieux.
  • L’Inselstadt (ville de l’île), cœur économique et lieu du marché, où est bâti plus tard l’incroyable Hôtel de Ville sur un pont.
  • La Gärtnerstadt (ville des jardins), dédiée aux maraîchers et vignerons, illustrant le lien entre la cité et son arrière-pays agricole.

En dépit des soubresauts de l’Histoire, et aussi incroyable que cela puisse paraître, ce plan médiéval a survécu presque intact jusqu’à nos jours. Les rues sinueuses, les maisons à colombages, les églises romanes et gothiques : tout parle encore du rêve d’Henri II et de Cunégonde pour l’autre ville aux sept collines.

Au-delà de son remarquable patrimoine architectural et culturel, Bamberg est également connue pour être un haut lieu de la bière en Europe (l’un des coins du fameux « Croissant fertile de la bière », complété par Munich et Prague) et particulièrement associée à la bière fumée. Aux origines, on trouve des premières évocations de la bière dans le testament du chanoine Odalricus qui, en 1093, consigne la volonté du religieux de faire en sorte que chaque année, à la date anniversaire de sa mort, les plus démunis de Bamberg reçoivent trois seaux de bière, du pain et de la viande, le tout issu de ses terres. 

À cette époque, les monastères jouent un rôle clé dans l’art du brassage, puisqu’ils cultivent le houblon, expérimentent des recettes et transmettent leur savoir de génération en génération. Néanmoins, même si l’abbaye bénédictine de Michaelsberg semble l’épicentre brassicole de la ville (elle possède officiellement le droit de commercialiser sa bière depuis 1122, après décision de l’évêque Otto 1er), la bière n’est pas l’apanage des religieux : dans les villages et les villes, chacun brasse sa propre mousse, une boisson d’orge simple et conviviale, appréciée bien au-delà du Carême. A l’image de la Kellerwald de Forchheim, l’habitude de s’installer en forêt pour déguster des Lage bien fraîches est solidement installée : Déjà en 1818, Johann Albert Joseph Seifert évoque dans son ouvrage Das Bamberger Bier , certaines « particularités de la production brassicole de Bamberg » qui résident dans les caves creusées dans les monts Michaelsberg, Kaulberg, Jakobsberg et Stephansberg

Tout comme à Nuremberg, la bière est un ingrédient essentiel de la vie sociale médiévale à Bamberg. On y retrouve la trace dès 1489, d’un édit du prince-évêque Heinrich III limitant les recettes au malt, au houblon et à l’eau. Un autre prédécesseur du Reinheitsgebot, en quelque sorte.

Au cours du XVIIIème siècle, notamment sous les règnes des princes-évêques Lothar Franz (1693-1729) et Frédéric-Charles de Schönborn-Buchheim (1729-1746), le commerce de la bière est l’un des piliers du « miracle économique » que connaît la ville, dont la croissance est sans précédent : C’est l’apogée de cette activité, puisqu’entre 65 et 70 brasseries (selon les sources) se partagent le marché. Quelques siècles plus tard, un épisode connu sous le nom de « guerre de la bière » est également très éloquent quant au rôle social de la bière : En 1907, lorsque les brasseries locales annoncent une soudaine hausse du prix du demi-litre — passant de 10 à 11 pfennigs —, les aubergistes se rebellent. Refusant d’accéder à cette demande, ils organisent un pont aérien… de charrettes à chevaux, acheminant la bière depuis Forchheim pour approvisionner la ville. En une semaine, les brasseries font machine arrière, et les Bambergeois peuvent à nouveau trinquer à un prix raisonnable.

On le devine : la bière joue un rôle très particulier à Bamberg, jusqu’à être à l’origine d’un tourisme d’un nouveau genre. On vient en effet du monde entier déguster sur place une chope de Rauchbier (bière fumée), spécialité pour laquelle la ville a acquis une renommée sans pareille. Mais d’où vient réellement cette tradition ? De manière contre-intuitive pour l’observateur du XXIe siècle, il ne s’agit pas d’une fantaisie ni d’une curiosité propre à la ville, ni même du résultat de l’incendie d’un cloître qui aurait donné l’idée à un brasseur de conserver ces arômes dans sa bière : ce récit, souvent conté aux guides touristiques aux visiteurs ébahis, relève de la sympathique légende.

La réalité est toute autre : Longtemps, toutes les bières sont plus ou moins fumées, dans la mesure où le séchage des malts implique nécessairement l’utilisation du feu de bois. D’ailleurs, les sources du XIXe siècle ne mentionnent pas les bières fumées comme étant quelque chose d’original ou propre à Bamberg. Ainsi, le brasseur anglais William Ellis indique en 1736 que la « forte saveur fumée » des bières peut être atténuée par une garde de neuf à douze mois. C’est qu’avec l’invention de nouveaux types de fours qui diffusent la chaleur de façon indirecte que les notes fumées disparaissent dans les bières européennes. 

Cependant, à Bamberg, brasseurs et consommateurs décident de ne pas suivre le mouvement et de s’en tenir à leur façon de faire. Pourquoi ? Ce choix peut être difficile à expliquer, mais le consensus auquel aboutissent la plupart des experts renvoie aux accords avec la généreuse cuisine franconienne : les bières fumées s’accordent en effet à merveille avec les saucisses séchées à l’écorce de bouleau, le jambon fumé à la bière, le jarret de porc en sauce et les oignons farcis avec du pain, des œufs et de la viande de porc hachée. Pourquoi changer une équipe qui gagne ? Quoi qu’il en soit, déguster un Rauchbier à Bamberg, c’est embarquer dans une machine gustative à remonter le temps.

Dès 1894, la presse régionale commence à souligner la qualité des Rauchbiers de Bamberg. Le Forchheimer Zeitung raconte ainsi l’histoire – par une journée de septembre qu’on imagine volontiers chaude – des soldats du 19e régiment d’infanterie bavarois qui, harassés, vident les fûts de Rauchbier d’une auberge de Hausen, horrifiant les amateurs locaux ! Tous les ans, la Franconie célèbre d’ailleurs le 23 juillet comme Tag der Rauchbierbewahrung : c’est officiellement le « Jour de la sauvegarde de la bière fumée ». La date n’est évidemment pas choisie au hasard, puisqu’il s’agit du jour où en 1635, un Anglais du nom de Nicholas Halse aurait reçu un brevet de la part de Charles Ier pour son invention du four à chaleur indirecte. Une fête à la tonalité très ironique donc, mais qui correspond bien à l’esprit de résistance incarné par les brasseurs bambergeois. 

Spezial, Greifenklau, Klosterbräu, Mahr’s, Fässla, Ambräusianum, Kaiserdom, Keesmann, Sternla (qui est paradoxalement la plus vieille auberge et la plus jeune brasserie de Bamberg, plus de 600 ans séparant les débuts des deux activités) … chacune de ces brasseries encore en activité à Bamberg incarne à sa manière des siècles de savoir-faire et d’attachement à la tradition. Mais s’il y a bien une brasserie qui cristallise l’imaginaire associé à la bière bambergeoise, c’est bien la Heller-Bräu Trum, plus connue sous le nom de la Schlenkerla.

On pourrait presque dire que la Schlenkerla est par antonomase le prototype même de la bière emblématique de la ville : la Rauchbier (bière fumée, en allemand), dans laquelle les malts d’orge fumés au bois de hêtre donnent des notes de céréales caramélisées, offrent une finale sèche et boisée, ainsi que des notes de… Jambon ! Quelle que soit la saison, les foules bigarrées se bousculent devant le numéro 6 de la Dominikanerstraße pour déguster le fameux élixir servi au tonneau. Fondé en 1405 par Fritz Vernbach, l’établissement subit les affres de la Guerre de 30 ans avant d’être relancé par Johann Wolfgang Heller (qui lui lègue son nom officiel au passage) en 1738. 

C’est ensuite Konrad Graser qui devient propriétaire de la brasserie en 1866, avant de la transmettre à son fils Andreas onze ans plus tard. Ce dernier est malheureusement victime d’un accident de travail, qui le laisse boiteux. C’est là l’origine inattendue du surnom trivial dont il est vite affublé par les habitants : « Schlenkerla » (qu’on pourrait traduire approximativement par « le boîteux ») Surnom donne l’Aecht (pour « original ») Schlenkerla que l’on connaît de nos jours. Son fils Michael prend les rênes en 1906 et fait bâtir une nouvelle salle de brassage et d’embouteillage en 1936. Sa fille Elisabeth et son beau-fils Jakob Trum, et plus tard encore leur petit-fils Mathias Trum, assurent depuis, de génération en génération, la protection et la conservation d’une tradition désormais prisée bien au-delà des frontières de la Franconie. 

Entre patrimonialisation et mondialisation, conserver une identité vivante

La Franconie, « petite » région ballottée par l’Histoire, conserve une farouche volonté de protéger sa spécificité, son identité et ses marqueurs culturels. Pour reprendre la devise de l’auberge-brasserie Sternla, de Bamberg : Wir leben nicht nur Franken. Wir zelebrieren unsere Region (« Nous ne faisons pas que vivre en Franconie. Nous célébrons notre région »). Et elle y parvient. Comme le résume fort bien Martin Thibault : la Franconie est l’un des seuls endroits du monde où l’on peut comprendre à quoi ressemblait l’univers brassicoles avant les guerres mondiales. Un monde lointain, dans lequel chaque village, voire chaque quartier, possède sa brasserie et sa boulangerie, qui sont à la fois la gardeienne d’un savoir-faire et lieux de socialisation. 

Avec près de 300 brasseries en activité dans un territoire aussi peuplé que le Grand Montréal ou Rome, il n’est pas difficile d’y suivre les traces d’une Histoire brassicole présente à chaque coin de rue. De nouveaux défis attendent demain les brasseurs de Nuremberg, Forchheim ou Bamberg : entre baisse de la consommation de bière en Allemagne et globalisation des goûts (il n’est à présent plus exceptionnel de trouver de très bonnes bières fumées loin des rives de la Regnitz), l’identité brassicole de la région devra probablement trouver de nouveaux repères, entre préservation de la tradition et ouverture à de nouveaux publics parfois venus de loin pour quelques gorgées de Rauchbier. Nul doute qu’elle saura – une nouvelle fois – trouver le chemin de la singularité. 


François Flesch
François Flesch

François Flesch : voyageur passionné d’histoire et de la bière artisanale, François est tombé dans le baril de la bière artisanale dans un voyage au Québec, et depuis, il applique sa plume à décrire les saveurs et lest trouvailles de ses voyages.

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