Paris possède-t-elle une tradition brassicole qui lui soit propre ? Par son statut et son rôle de capitale d’un pays aussi centralisé que la France, elle est à la fois le berceau de puissants mouvements de transformation sociale, mais aussi le berceau de plusieurs des plus grandes brasseries du pays.
De l’Antiquité et au Moyen-Âge : l’émergence d’une industrie brassicole en France
Après la victoire de Jules César sur Vercingétorix et les tribus gauloises coalisées, les élites se tournent massivement vers le vin, s’appropriant ainsi l’un des marqueurs de la nouvelle culture dominante. Toutefois, la grande majorité des Gaulois conservent un attachement symbolique et traditionnel à la cervoise, associée au dieu Succellus (ou Sucellos).

Les femmes – à qui le brassage est largement associé – ont recours au miel et à diverses plantes (laurier, myrte, sauge, génévrier…) mais pas au houblon, dont seul l’usage médicinal est connu. D’ailleurs, la langue celtique n’a pas de mot pour le désigner. En revanche, elle comporte bien le terme « brace », qui désigne l’épeautre et donnera plus tard « brasseur », « brassage », etc.
Avec la christianisation, les monastères quadrillent peu à peu le territoire. On commence à y élaborer des bières qui puissent voyager, notamment grâce au tonneau, précieux héritage gaulois.

Les invasions barbares mettent à mal les structures sociales, qui sont peu à peu reconstruites à partir des monastères, en territoires ruraux : Abbaye des Fossés (à Saint-Maur), Sainte-Croix-et-Saint-Vincent (qui deviendra plus tard Saint-Germain-des-Prés) et Saint-Denis, toutes fondées entre 556 et 650. Les moines réorganisent l’activité économique et ce faisant, sauvegardent et codifient les savoir-faire techniques, encouragés en ce sens par les réformes de Charlemagne, dont profite la production de bière des abbayes, notamment bénédictines.
Le changement de dynastie qui amène les Capétiens au pouvoir est concomitant de l’avènement du système féodal. Les villes libres se développent, l’urbanisation progresse et un nouveau métier apparaît : celui de « cervoisier ». Le règne de Philippe Auguste, de 1180 à 1223, est fondateur à plus d’un titre pour cette nouvelle corporation : le roi met de l’ordre dans les poids et mesures, crée la prévôté des marchands et implante les premières « Halles » au cœur de sa capitale, au lieu-dit des Champeaux. C’est d’ailleurs le prévôt Etienne Boileau qui publie en 1268 le célèbre « Livre des métiers », premier ouvrage qui régule les droits, devoirs, statuts et usages des Corporations de Paris.
Le titre VIII du Premier Livre, « Cist Tytres parole de cervoisiers de Paris » établit des conditions d’établissement assez souples, puisque tout un chacun est libre de se déclarer cervoisier, s’il respecte les us et coutumes du métier établis par les Prud’hommes.

Parmi ces prescriptions, figurent par exemple l’obligation de ne brasser qu’à partir d’eau et de grain. Il est par ailleurs défendu de vendre sa bière ailleurs qu’en son lieu de production, afin d’éviter sa revente par des intermédiaires qui la modifieraient pour s’enrichir. Notons par ailleurs que la corporation des cervoisiers est l’une des rares à être autorisée à travailler la nuit.
Néanmoins, les circonstances ne sont pas pour autant au beau fixe : Saint Louis considère la bière comme une « boisson de pénitence » et n’en boit que pendant le Carême. La population, pour sa part, ne se tourne vers elle qu’en cas de renchérissement du vin. Les crises économiques successives font grandement varier l’offre disponible : de 36 cervoisiers établis à Paris en 1292, ils passent à 46 en 1300 mais ne sont plus que 8 en 1313. Il est également intéressant de noter que 20% des cervoisiers établis dans la capitale arrivent du Nord (Flandres et Picardie) et 10% d’Outre-Manche.
Parallèlement, des avancées scientifiques significatives contribuent également à faire changer les pratiques : c’est ainsi que les brasseurs sont convaincus par l’expérience des vertus du houblon (déjà mises en évidence par l’abbesse Hildegarde de Bingen au XIIème siècle) et que le gruyt se voit progressivement supplanté, sous l’influence des méthodes modernes en vigueur dans les Flandres, aux Pays-Bas et dans les états allemands.

Enjeux géographiques et sociaux : la transformation de la scène brassicole à l’Epoque Moderne
La sombre période des guerres de religion passée, Paris connaît à nouveau une phase d’importants développements : dépassant les 280 000 habitants, elle constitue le décor où s’implantent de nouveaux types de tavernes, telles que « Le Riche Laboureur » à Saint-Germain ou « Le Cygne », aux Halles.
Cependant, la massification de la consommation entraîne en son sillage des phénomènes moins reluisants : Les commentateurs du Grand Siècle soulignent la dégradation de la qualité des brassins, allant jusqu’à évoquer des risques pour la santé des consommateurs.
En réponse – et satisfaisant par la même occasion son grand besoin de fonds – la Couronne crée et vend, à partir de 1626, une charge de « visiteurs et contrôleurs de bierre ». En parallèle, les conditions d’accès à la profession se durcissent : il faut désormais cinq ans d’apprentissage, suivis d’un compagnonnage de trois ans et de la réalisation d’un chef-d’œuvre. Par souci de traçabilité, les brasseurs se voient également obligés à apposer leur marque sur chacun de leurs tonneaux. La profession se structure et défend becs et ongles ses intérêts face à d’autres corporation, la police ou encore la Faculté de Médecine.
Si pendant longtemps, les cervoisiers privilégient la rive droite pour s’installer (en partie parce que les puits sont plus faciles à creuser), c’est autour des rives de la Bièvre que l’on relève les premières mentions de bières parisiennes « réputées ». Plusieurs raisons l’expliquent : la zone était connue pour ses étangs peu profonds, qui gelaient souvent en hiver et où l’on prélevait alors des blocs de glace que l’on menait – par le « Chemin de la Glacière » jusqu’aux puits profonds de Montsouris.
La fraîcheur des caves, associée à une clientèle nombreuse, faite de promeneurs et d’ouvriers : il n’en fallait pas plus pour que se développent pas moins de quatorze brasseries sur la Rue de la Bièvre : la Rose Blanche, les Quatre évangélistes, Schweinfeldt, Beaugrand, Lombard… tous brassent la fameuse « Brune de Paris », dont la réputation va croissant, à tel point que Jacques Savary remarque – dans son Dictionnaire universel (1750) – que la bière « qui se fait dans le faubourg Saint-Marceau à Paris et qu’on appelle Bière des Gobelins » est la meilleur bière de France.
De l’autre côté de la Seine, un curieux phénomène se fait jour dans le même temps. Animé officiellement de la volonté d’aider les populations ruinées par le malheur de la guerre, Louis XIV octroie aux artisans et ouvriers du faubourg Saint-Antoine d’exercer n’importe quelle profession, sans obligation de rejoindre une corporation. Le pouvoir les exempte aussi des contrôles en vigueur dans le reste du pays et ne leur impose qu’une contrainte : celle de ne pas vendre en ville. Malgré la fureur de la corporation des brasseurs, une offre concurrente apparaît et croît alors rapidement à l’ombre de la Bastille.
Que brassent-ils ? Le Dictionnaire universel de commerce, publié en 1741, nous apporte quelques éléments de réponse : « On brasse différentes sortes de bières, de la rouge, de la blanche, de la petite, de la forte, de la double : cette différence ne consistant guère que dans la manière de la brasser ou de leur donner plus ou moins de cuisson ».
Quant à la méthode, la célèbre Grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert révèle dans le détail comment se fabrique une bière « à la façon de Paris », sous la houlette d’un brasseur nommé Monsieur Longchamps. L’article consacré au brassage consacre d’ailleurs la bière du Faubourg Saint-Marceau comme la meilleure de France. Néanmoins, il s’agit d’une vision très « parisienne », puisque les bières de Lille, de Strasbourg, de Nancy et surtout de Lyon sont en réalité bien plus reconnues à l’époque.
La plus grande brasserie parisienne de ce temps, la brasserie de l’Hortensia à Reuilly, est dirigée par les frères Antoine-Joseph et Jean-François Santerre. Elle acquiert rapidement une réputation telle que des visiteurs étrangers (intellectuels et propriétaires de brasseries, notamment) viennent se rendre compte par eux-mêmes du bien-fondé de son aura.
Les frères Santerre sont également curieux des techniques étrangères : Après un voyage d’études à Londres, il rapporte d’Angleterre des innovations techniques qu’il ne tarde pas à mettre en pratique dans ses nouvelles installations à l’angle de l’avenue des Champs-Elysées, et dans sa brasserie historique du Faubourg Saint-Antoine. Les Santerre sont alors les seuls brasseurs de France à brasser des Ales et des Porters « à l’anglaise ».
Les chemins des deux frères divergent par la suite, et Antoine-Joseph se bâtit progressivement un véritable empire brassicole : A l’approche de la Révolution, la Brasserie de l’Hortensia emploie une douzaine d’ouvriers, produit 10 000 hectolitres par an et exporte ses bières jusqu’au Royaume de Naples.
Avec les événements qui entraînent la fin de l’Ancien Régime, le destin personnel d’Antoine-Joseph prend une envergure nationale, puisqu’il est nommé Commandant de la Garde Nationale après la prise de la Bastille, sous les ordres de La Fayette. Les bouleversements qui ont lieu dans le sillage de la Révolution Française ne sont pourtant pas positifs pour les brasseries parisiennes, loin s’en faut.
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Outre les épisodes violents qui marquent cette période, c’est surtout le renversement du cadre législatif qui affecte les acteurs de la scène brassicole parisienne : A la suite des décrets des 14 février, 2 et 21 mars 1791 (qui suppriment les aides et les gabelles pour plusieurs métiers, mais pas pour les brasseurs), ces derniers adressent à l’Assemblée une « pétition de la Communauté des Marchands brasseurs de la ville de Paris », au travers de laquelle ils dressent le portrait d’un collectif « presqu’éteint ».
D’une cinquantaine de Maîtres quelques années auparavant, le Corps de la Brasserie se retrouve réduit à seize. La missive reste lettre morte, et pire encore, la loi Le Chapelier du 17 juin 1791 supprime les corporations et interdit les associations professionnelles : désormais, chacun est libre de fabriquer et de vendre ce qu’il veut. C’est la fin du système de Maîtres et des apprentissages, même si de manière informelle, la communauté des brasseurs met en place un système de formation sous forme de « Tour de France », qui conduit les jeunes aspirants à apprendre le métier en Alsace, à Lyon et dans le Midi avant de revenir à Paris.
Lorsque le coup d’Etat du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) fait tomber le Directoire et porte le Consulat au pouvoir, la situation s’est un peu améliorée mais reste précaire : 48 brasseurs sont établis à Paris : 26 sur la rive droite (dont 11 au Faubourg Saint-Antoine) et 22 sur la rive gauche (dont 19 aux Gobelins).
Les Parisiens plébiscitent surtout la « bière de mars » (provisoirement renommée « Bierre de Germinal » sous la Révolution), qui fait d’ailleurs l’objet de la première affiche commerciale connue pour la bière connue. Néanmoins, ils ne dépensent pour la bière que 5% de ce qu’ils consacrent au vin. Dans ce contexte, la profession aborde le XIXème siècle avec beaucoup d’incertitudes et s’apprête à faire face à des lendemains incertains.
Le Premier Empire, s’il rétablit un semblant de stabilité, n’est pas pour autant synonyme de redressement pour les brasseries parisiennes. Elles sont par exemple durement attaquées sur la qualité de leur production par à l’occasion de la publication en 1802 de « L’Art de Brasser » de l’influent auteur anglais Michael Combrune.
Dans le préambule de son édition française, il est ainsi précisé que « (…) soit par ignorance, soit par désir de faire des gains illicites, ne nous fournissent, en général, que des bières faibles, mauvaises ou détestables ». L’image de la bière parisienne semble à l’époque assez négative, ce que confirme le contenu de la thèse doctorale de L.A. Gauthier, défendue devant la Faculté de Médecine en 1815, où l’on lit qu’à Paris, « la bière n’est le plus souvent qu’une boisson de fantaisie dont on abuse peu », qui convient « aux ouvriers qui exercent des travaux fatigants, aux gens de peine », mais qu’elle n’est pas adaptée « à ceux qui se livrent à des travaux sédentaires, aux gens de lettres ».
Les échanges favorisés par l’Empire avec leurs confrères allemands, autrichiens et tchèques ne se traduisent pas encore dans des gains de qualité significatifs pour les brasseurs de la capitale. D’un point de vue purement économique, les faillites sont nombreuses, et il semble difficile de faire prospérer l’activité, d’autant que la fiscalité imposée au secteur fluctue beaucoup en fonction des besoins de recettes du régime, qui doit financer ses guerres.
Avec la Restauration, les brasseurs estiment disposer d’une excellente opportunité pour ressusciter les corporations : rappelant que leur suppression avait été l’une des mesures phares de la Révolutions, ils demandent aux autorités de les rétablir afin de lutter contre la « plus honteuse licence » qui caractériserait l’époque, soulignant que leur retour serait également celui « d’un moyen puissant d’ordre et de moralité publique ». Cette demande, adressée le 16 décembre 1817, trouve un écho favorable, d’abord par le biais d’une libéralisation informelle, avant que la Monarchie de Juillet n’officialise leur retour dans les textes à partir de 1843.
L’époque est aussi propice aux aventures entrepreneuriales aussi brillantes qu’éphémères, à l’image de celle de Louis Combalot et de sa « Brasserie Lyonnaise », ouverte en 1837 rue de Fleurus, à côté du Jardin du Luxembourg. Porté aux nues par la presse (Le Temps, Le Censeur, etc.), Louis Combalot (dont l’oncle André est aussi propriétaire d’une brasserie solidement établie dans la capitale des Gaules) semble un temps incarner le renouveau de la bière parisienne en apportant ce qui fait l’excellence de la bière lyonnaise (largement reconnue à l’époque comme la meilleure de France).

Ses investissements conséquents introduisent des technologies de pointe dans un univers jusque-là assez frileux, et ses actions caritatives en font rapidement une figure de premier plan sur la scène parisienne. Il innove également dans ses systèmes de livraison et dans la sphère financière, puisqu’il transforme sa société en l’une des premières sociétés par actions du pays.
Alors qu’il souhaite même étendre son influence en créant une école de formation de brasseurs, ses ambitions sont freinées en quelques jours par un drame : l’incendie de ses bâtiments en construction rue Notre-Dame-des-Champs, fin mars 1840. Ces destructions survenant au même moment qu’un emprunt colossal et l’émission de nouvelles actions, la faillite ne tarde pas à arriver. Postérieurement, d’importantes erreurs de gestion sont détectées, mais cet échec retentissant refroidit les ardeurs des entrepreneurs du secteur brassicole, d’autant plus que la consommation ne progresse pas : en 1840, la dépense moyenne du Parisien en vin est de 60,55 francs contre 4,42 francs pour la bière.
Ces années-là sont également marquées par l’inquiétude que suscitent les avancées technologiques en provenance de l’Europe Centrale : à l’occasion de l’ « Exposition Nationale des Produits de l’Industrie Agricole et Manufacturière », célébrée en grande pompe sur les Champs-Elysées en juin 1849, les brasseurs parisiens découvrent le travail de l’Alsacien Schutzenberger.
Ayant creusé et aménagé de profondes caves à Schiltigheim, il produit des bières inspirées d’une technique déjà maîtrisée du côté de Pilsen et de Munich : le brassage par décoction (et non plus par infusion), suivi d’une fermentation d’une dizaine de jours à basse température, avant conservation pendant plusieurs mois dans des caves à la température proche de 0 degrés Celsius.
Le résultat, limpide, pétillant, léger, au goût stable (et donc aisément transportable), est une révolution qui pose aux professionnels Parisiens de nombreuses questions : comment financer l’achat du matériel nécessaire ? Où trouver les terrains pour creuser des caves ? Comment assurer un approvisionnement fiable en glace ? Réalisant que leurs concurrents alsaciens et lorrains ont déjà plusieurs longueurs d’avance, les brasseurs de la capitale voient l’horizon s’assombrir.
Le Second Empire et la guerre Franco-Prussienne
Leurs craintes ne tardent pas à se concrétiser. L’Exposition Universelle de Paris, qui se tient de mai à octobre 1855, est l’occasion pour tout un chacun de se familiariser avec les bières venues de Bavière et d’Autriche. Bien que vendues 25% plus cher que la bière double brassée à Paris, leur succès est d’emblée phénoménal, les lieux dédiés à la consommation des « bières de l’Est » se multiplient, tant et si bien que le célèbre journaliste Alfred Delvau constate en 1857 que la bière est sur le point de détrôner le vin, tout en se lamentant du fait que « les Parisiens se mettent à singer les Allemands ».
Les « trains de bière » venant d’Alsace et de Lorraine déchargent leur marchandise à Paris au rythme de cinq trajets quotidiens. En 1857, ce ne sont pas moins de 33 000 HL de bière qui sont livrés dans la capitale. Les brasseries (qui sont par extension des restaurants bourgeois attirant un public plutôt festif) Zimmer, Andler Keller, celle des Martyrs… Deviennent des lieux où l’on croise les figures de la scène artistique, politique et économique du moment.
La bière : un choix populaire mais tabou
La bourgeoisie adopte ces nouvelles bières et les codes esthétiques qui l’accompagnent : c’est ainsi que la Brasserie Dreher, au Châtelet, devient le quartier général des professions libérales (avocats, notaires, magistrats…), qui dégustent des bières de fermentation basse directement importées de Munich, au son d’orchestres traditionnels bavarois.
Ces transformations ne bénéficient que partiellement aux brasseurs parisiens. Si en 1857 la consommation des Parisiens atteint des sommets (346 979 hectolitres, soit plus du double de 1853 !), seuls 56% de ces volumes proviennent de brasseries parisiennes. Le nombre de brasseries établies dans la capitale double entre 1850 et 1860, et 43 acteurs se disputent un marché certes en expansion, mais très concurrentiel. Seulement, le séisme représenté par l’apparition aussi soudaine que massive des bières de fermentation basse creuse le fossé entre « gros » et « petits ».
Tandis que structures de taille modeste, c’est-à-dire s’appuyant sur moins de 10 ouvriers, survivent tant bien que mal, les brasseries disposant de l’assise de trésorerie nécessaire investissent lourdement : la famille Demory, la Brasserie du Marché aux Chevaux, la Brasserie de l’Epi d’Or… passent à la vapeur et creusent des caves. D’autres choisissent de plutôt miser sur la périphérie, à l’instar des entrepreneurs Jean-Baptiste Reinert (à Sèvres) ou Louis Riester (à Puteaux).
Ces efforts, bien que notables, ne connaissent cependant pas la reconnaissance attendue ni de la part du public, ni de celle de la critique. Lors de l’Exposition Universelle de 1867 – pourtant organisée sur le Champ de Mars – les brasseries parisiennes brillent par leur absence : Parmi les 40 brasseries présentes, l’Allemagne est représentée par 21 enseignes, tandis que la France choisit de ne mettre en avant que les brasseurs du Nord et d’Alsace (c’est d’ailleurs la brasserie strasbourgeoise Gruber qui y remporte la seule médaille tricolore).
Consécration de la fermentation basse, triomphe des bières allemandes et alsaciennes : l’Expo 1867 et les modes qu’elle engendre ne sourient pas aux brasseurs parisiens. En 1869, les importations de bière sont à leur apogée : 290 773 hectolitres franchissent les portes de Paris en provenance de l’Est. Dans le même temps paradoxalement, la production locale s’effondre, puisqu’elle est divisée par trois entre 1866 et 1869 : les capitaux manquent pour de nouvelles machines, mais ce n’est pas la seule raison.

Ce qui manque avant tout, c’est la compétence technique. Brasser exige désormais des connaissances plus pointues, une culture scientifique plus vaste, une approche logistique plus rigoureuse. Or, ces profils n’abondent pas à Paris, et pire : certains brasseurs étrangers envisagent d’établir des sites de production en France même, à l’image d’Anton Dreher, qui projette de créer une brasserie franco-viennoise à Châlons-sur-Marne, dans les caves à champagne de la Maison Jacquesson. Pour pallier ces carences en formation, le brasseur Chatelain, établi près de la gare de l’Est, crée une brasserie expérimentale, sorte d’école pratique en 1861, avant d’inaugurer la première « École de brasserie » en France en 1868.
A bien des égards, le conflit qui éclate le 19 juillet 1870 entre la France et une coalition d’Etats allemands dirigée par la Prusse, qui se solde par la victoire de ces derniers six mois plus tard, marque une rupture sociologique brutale dans l’Hexagone. Le Traité de Francfort entérine la conquête allemande de l’Alsace et de la moitié de la Moselle : Strasbourg, Colmar, Mulhouse et Metz intègrent l’Empire Allemand.
On devine aisément dès lors que les produits dont les noms évoquent l’ennemi juré n’ont plus la côte. Louis Pasteur, inventeur du procédé de fabrication et de conservation qui porte encore aujourd’hui son nom, insiste par exemple pour que les bières fabriquées selon cette méthode soient nommées « les bières de la revanche ». De nombreux brasseurs alsaciens et mosellans choisissent toutefois de rester français, ce qui les pousse à s’installer dans les régions de Besançon, de Lyon ou dans les environs de Paris.
L’accélération du commerce international en cette fin de XIXème siècle est un autre facteur de diversification de l’offre à disposition des consommateurs parisiens. Alexandre Dumas cite, dans son Grand dictionnaire de cuisine, les bières les plus réputées des restaurants parisiens : « la Porter de Londres, l’ale d’Edimbourg, la bière rouge d’Amsterdam et de Rotterdam, la bière brune de Cologne, le faro de Bruxelles, la bière de Louvain, celle de Morlaix (Bretagne) ». Le paysage brassicole change, se transforme, et les brasseurs parisiens comptent bien prendre leur part à ces évolutions.
Les Expositions Universelles, catalyseurs des transformations des brasseries parisiennes
Les Expositions Universelles de 1878, 1889 et 1900 sont conçues par la IIIème République comme une « démonstration de force » du redressement de la France. C’est par exemple à l’occasion de celle qui a lieu en 1878 qu’est construit le Palais du Trocadéro. A compter du 1er mai de cette année-là,16 millions de visiteurs se pressent pour admirer les stands des 53 000 exposants venus de 36 pays.
Du côté de la bière, 88 brasseries sont présentes, surtout françaises, belges et américaines. Les brasseries allemandes ne sont pas invitées. Les acteurs régionaux sont représentés par Lux et Cie (du Faubourg Saint-Antoine), Tröster et Cie (boulevard Richard Lenoir), la brasserie des frères Dardel ainsi que celle des Caves du Roy (toutes deux sises à Sèvres). Enfin, la brasserie de J. Goetzmann (d’Angerville) vient compléter la sélection.
En parallèle, les brasseurs français tissent des liens avec leurs homologues européens : le Congrès International des Brasseurs, événement dans l’événement, se tient ainsi en présence de J-C. Jacobsen, représentant Carlsberg. Le constat est assez unanimement partagé : les investissements nécessaires pour moderniser l’équipement sont synonymes de concentration du secteur. En d’autres termes, il est admis que seuls les « gros » pourront tirer leur épingle du jeu, les structures les plus modestes ne pouvant suivre le rythme.
Certains misent d’ailleurs énormément sur l’événement pour se donner à connaître : C’est ainsi que Maurice Fanta, patron des Caves du Roy, fait bâtir un « restaurant agricole » près du Pont de l’Alma : grands miroirs du sol au plafond, orchestre… Le lieu reprend les codes en vogue de la brasserie moderne et attire une grande foule, notamment en raison de la qualité de sa bière viennoise, rapidement érigée en référence.
Comprenant l’importance de la communication, les brasseurs parisiens cherchent à maximiser leur visibilité lors de l’Exposition Universelle de 1889, investissant deux hauts lieux de l’événement, la Galerie des Machines (dédiée aux techniques de production du froid) et le Palais de l’Alimentation, où 36 robinets permettent aux visiteurs de goûter toute la diversité de la production locale.
Comme le précise le Rapport Général de l’Exposition : « Aux expositions précédentes de 1867 et 1878, la bière française n’avait qu’un rôle modeste et effacé, en face du succès obtenu d’abord par les bières viennoises de Dreher et Siesing, puis par les bières allemandes, hollandaises et alsaciennes. Mais cette fois, la bière française a pris une revanche éclatante ». C’est aussi le début de l’âge d’or des cafés et des cabarets : « Au Roi de la Bière », la Brasserie Zimmer, la Brasserie Universelle… Sont autant d’endroits où l’on se retrouve avec ses pairs (la mixité sociale n’étant pas vraiment de mise) autour d’un Bock.
La dynamique se poursuit année après année, et l’Exposition Universelle de 1900 est l’occasion de célébrer « le bilan d’un siècle » (sa thématique officielle) sous le signe du triomphe du savoir-faire national : inauguration de la première ligne de métro, construction de la Tour Eiffel, du Petit et du Grand Palais… Paris met les petits plats dans les grands.
Le pavillon des brasseries : symbole d’une montée en puissance
Les professionnels de la bière ne sont pas en reste : ils occupent un pavillon mi-château médiéval, mi-cathédrale gothique, où sous les hauts plafonds sont servies les bières de 45 brasseries, au rythme effréné de 11 400 bocks par jour ! La « Nouvelle Gallia » et « Les Moulineaux » remportent des médailles d’or, Demory et Moritz de l’argent et la Brasserie de Quai de l’Oise, implantée le long du canal de l’Ourcq depuis moins d’un an, fait une entrée tonitruante dans le paysage brassicole parisien. Ce projet est porté par le puissant patron lorrain Henri Trivier, bien décidé à se tailler la part du lion dans un marché prometteur.
Pendant la Belle Epoque, conformément aux prédictions émises quelques années auparavant, le fossé continue de se creuser entre des industriels capables de mobiliser rapidement d’importants volumes de capitaux, et leurs concurrents artisanaux qui cherchent à survivre avec leurs moyens.
Des « champions » émergent : la Nouvelle Gallia, Demory, la Brasserie Gauloise, la Brasserie Karcher (la plus importante exploitation située à l’intérieur des limites de la ville), la Brasserie de l’Espérance, La Malterie du Croissant ou encore La Meuse s’imposent comme des références connues de tous les habitants de Paris et du département de la Seine-et-Oise. C’est donc dans un contexte de modernisation accélérée que s’ouvre un XXème siècle dont l’élan est brisé par la Première Guerre Mondiale.
Les Guerres mondiales et leurs conséquences
1,65 millions de morts, près de 2000 brasseries détruites ou endommagées dans toute la France : le bilan du premier conflit mondial est cataclysmique pour le secteur. Paris accueille d’ailleurs « Le Syndicat de la brasserie et de la malterie sinistrées », qui réunit des membres surtout issus des zones de guerre du Nord de la France. Les producteurs locaux, quant à eux, doivent mettre leurs ambitions sous le boisseau.
Les grands projets de la Belle Epoque sont stoppés net, et les dirigeants se concentrent surtout sur des initiatives locales, à dimensions limitées. Les Alsaciens et Lorrains, redevenus français, reviennent en force : Maurice Hatt lance sa « Kronenbourg » à Paris et la Meuse sa « Croix de Lorraine ». Même un fleuron comme Demory passe sous pavillon de La Comète, célèbre brasserie de Châlons-sur-Marne.
Les 27 brasseries parisiennes ayant survécu à la guerre traversent donc des années difficiles face à leurs concurrents alsaciens, lorrains et étrangers. La hausse du prix des matières premières, les pertes de main d’œuvre, les crises monétaires et les conflits sociaux n’épargnent pas le secteur.
Une seule solution s’impose : la concentration. Karcher (Paris XXème), Espérance (Ivry) et Grütli (Issy-les-Moulineaux) s’associent pour créer l’Union des Brasseries. Henri Trivier, si ambitieux jusque-là, ferme la Brasserie du Quai de l’Oise pour déplacer la production en un seul et même site, plus modeste, à la Arcueil.
A l’approche de la Seconde Guerre Mondiale, les motifs d’inquiétude ne manquent pas : Il ne reste en 1939 que 12 brasseries dans toute l’Île-de-France, et la plupart sont sous-équipées au regard de standards européens.
Avec la victoire allemande et l’occupation qui s’ensuit, la profession est réorganisée par le régime de Vichy sous l’égide du Comité d’organisation de la brasserie, de la malterie, et du commerce des houblons (COBMH) à partir de 1941. C’est cet organisme qui parlemente avec l’occupant pour obtenir des quotas d’orge à malter et des autorisations de production.

Conjuguées au STO (Service du Travail Obligatoire), qui oblige de jeunes travailleurs à prendre le chemin de l’Allemagne, ces difficultés menacent de porter le coup de grâce à une industrie exsangue : Les Moulineaux et Schmitz ferment. Les casse-têtes logistiques placent des brasseries pourtant solides comme la Nouvelle Gallia au bord du gouffre et les contraignent à des arrangements précaires.
A la Libération, les questions d’approvisionnement subsistent et restent longtemps sans réponse viable. Le second conflit mondial a eu raison de 800 brasseries françaises, et il ne subsiste dans Paris que 6 acteurs : Demory, Dumesnil, Nouvelle Gallia, Nouvelle Lutèce, Karcher et Moritz. L’année 1946 est principalement marquée par ce constat : « La situation de la brasserie en France continue à être extrêmement critique » (Le Petit Journal du Brasseur, 26 avril), « Il n’y aura plus de bière d’ici un mois si les brasseries ne sont pas ravitaillées » (Paris-Matin, 28 novembre). Le simple fait de produire – indépendamment de la qualité – tient du petit miracle compte tenu des conditions.
Les Trente Glorieuses et les grandes manœuvres économiques
La disparition des tickets de rationnement en 1949 ouvre symboliquement la période des Trente Glorieuses : croissance et consommation sont les maîtres-mots d’une société française largement ouverte aux influences culturelles venues des Etats-Unis. Que boivent les Parisiens, après les années difficiles qu’ils viennent de traverser ? Plus de Demory, qui a brasse ses dernières bières en 1955.
Que buvaient les Français vers 1950 ?
Deux options très majoritaires remportent les faveurs du public : les bocks et les « bières de luxe ». Les bocks sont des bières de table titrant autour de 3%, pasteurisées, vendues en bouteille d’un litre. Dans cette catégorie, la « Valstar » – lancée en 1951 par les Grandes Brasseries Françaises Associées, regroupant La Meuse, La Comète et Champigneulles – est de loin la plus populaire. Les « bières de luxe » sont des bières de fermentation basse, où le marché est plus disputé : Graff Pils (Gallia), Mossfeld (Moritz), Plätzen Pils (Lutèce), Ober Pils (Karcher)… Sans compter les Alsaciens, qui sont les premiers à lancer la canette, avec la Kronenbourg et la 1664, innovations auxquelles Karcher tente de répondre avec sa célèbre Record en 1956.
Bien que la consommation stagne (en partie en raison de la popularité des sodas arrivés dans les malles des soldats américains), l’heure est à la confiance en l’avenir et certaines brasseries entreprennent de lourds investissements, à l’image de Dumesnil, qui installe en 1960 la plus grande salle de brassage d’Europe à Ivry-sur-Seine : des cuves d’une capacité de 450 000 litres, un forage à 725 mètres sous la surface, une manutention entièrement palettisée… Les enjeux et gains potentiels sont grands, mais le pari risqué.
En effet, les grands mouvements de concentration se poursuivent et conduisent mécaniquement à des fermetures : Nouvelle Gallia cesse son activité en 1968, Karcher l’année suivante. Fragilisée, Dumesnil n’a d’autre issue que de se laisser absorber par le conglomérat connu sous le nom de la Société Européenne de Brasserie (SEB), qui est lui-même racheté en 1970 par le groupe Boussois-Souchon-Neuvesel, le premier brasseur français.
Alors que se profil le grand choc pétrolier de 1974, une seule brasserie survit dans Paris intramuros, la Nouvelle Brasserie de Lutèce. La crise économique bouscule les habitudes et les modes de consommation, qui s’uniformisent. La Nouvelle Brasserie de Lutèce résiste jusqu’en 1983, mais doit quitter la capitale, son activité cessant d’être viable. En 1990, ce sont la dernière brasserie d’Île-de-France est détruite : on ne brasse alors plus de bière en région parisienne, une première depuis des siècles.
Une résurrection inattendue, portée par une vague globale
Longtemps, l’offre à destination des amateurs de bière parisiens reste très limitée. Lorsqu’on cherche à explorer d’autres horizons que celui des Pils industrielles, on a le choix entre les bières anglaises servies dans les enseignes Watney’s et les bières belges proposées par l’Académie de la Bière, à Port-Royal. Les plus curieux se rendent aux Caves Gambrinus – dans le Marais – ou chez King Henry – quartier Saint-Victor, mais il s’agit d’une toute petite minorité de consommateurs éclairés.
Il faut attendre l’arrivée d’une tendance venue des Îles Britanniques pour redynamiser le paysage parisien. A la fin de l’année 1987, près de la Bourse, est inaugurée « La Micro Brasserie », ancêtre des brouepubs que l’on connaît aujourd’hui. L’établissement ferme ses portes en 1991, mais ouvre la voie à d’autres : la même année, la brasserie O’Neil ouvre ses porte quartier Saint-Sulpice.
À la fin des années 1990, les micro-brasseries ont essaimé en dépit d’une consommation stagnante et d’un contexte législatif de moins en moins favorable : 7 d’entre elles sont établies intramuros. Outre O’Neil (qui intègre le giron des 3 Brasseurs), les groupes Frog et Firkin y possèdent par exemple plusieurs établissements où l’on sert des bières brassées sur place. Ce sont là les prémices d’un renouveau qui plonge ses racines en Amérique, où la révolution de la microbrasserie est en marche depuis le tournant des années 1980.
Le phénomène renouvelle l’image de la bière, à l’époque souvent connotée négativement : la bière artisanale est perçue comme un choix militant, mêlant défense de l’artisanat, du patrimoine et des circuits locaux. Des micro-brasseries apparaissent un peu partout en Ile-de-France et se disputent un marché certes émergeant, mais dont la croissance reste modeste. La première décennie du XXIème siècle voit naître trois structures à Paris. Les années 2010 consacrent la banlieue, qui bouillonne de projets (pas moins de 37 nouvelles ouvertures en périphérie de 2010 à 2016).
Qui sont ces précurseurs ? Citons-en quatre, toujours actifs aujourd’hui, qui constituent l’avant-garde du mouvement dans Paris : La Brasserie de la Goutte d’Or ouvre en 2012 dans le quartier éponyme du nord de la Capitale. Dans le XXème arrondissement, c’est la Brasserie de la Baleine qui brasse ses premières bières à partir de 2013. BapBap (pour « Brassée à Paris, Bue à Paris ») s’implante quant à elle dans le quartier Oberkampf en 2014, avant de déplacer sa production à Saint-Ouen l’Aumône pour répondre à la demande croissante. La Brasserie de l’Être choisit en 2015 les bords du Bassin de la Villette comme rampe de lancement.
Autour de ces nouvelles microbrasseries, de ces brouepubs flambant neufs, incarnant le renouveau de la bière parisienne, des caves et des bars spécialisés, des associations de passionnés, contribuent eux aussi à diffuser les mouvement « craft » auprès d’un public de plus en plus large et diversifié : les caves Bootlegger (près de Montparnasse), Bières Cultes (de chaque côté de la Seine), la Cave à Bulles (aujourd’hui fermée, elle était établie près de Beaubourg) sont des lieux où l’on vient rechercher des références de plus en plus pointues.
La Fine Mousse (longtemps couplée à un restaurant) accueille à partir de 2012 un public averti et avide de découverte. Le Hoppy Corner, le Brewberry, l’Express de Lyon… Autant de piliers des premiers temps de la bière artisanale à Paris.
En 2010 naît également « Bière et Papilles », qui devient en 2019 le Paris Beer Club. Il s’agit de l’association organisatrice de la Paris Beer Week, célébration annuelle de la bière parisienne et francilienne, dont le « Grand Final » 2025 a réuni 61 brasseries, dont une dizaine sont implantées dans Paris : Fauve, WAB, Kilomètre Zéro, Mashrooms, Patoche, les Bières de Belleville, Soquee Brewing, la Brasserie des Regards, la Microbrasserie Balthazar…
Les nouveaux visages d’une tradition qui se réinvente, redessinant d’ailleurs une carte du Paris brassicole nettement orientée Nord-Est, et qui au fil des époques a su incarner la devise de la capitale française : Fluctuat Nec Mergitur (« Il est battu par les flots, mais ne sombre pas »).

François Flesch : voyageur passionné d’histoire et de la bière artisanale, François est tombé dans le baril de la bière artisanale dans un voyage au Québec, et depuis, il applique sa plume à décrire les saveurs et lest trouvailles de ses voyages.



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