Le 23 avril 1516 marque officiellement l’anniversaire de la célèbre « loi de pureté de la bière » allemande — Reinheitsgebot, pour faire plus court. La vieille histoire veut que c’est à partir de l’édit d’un duc de Bavière que l’Allemagne a forcé des légions de brasseurs à limiter leurs ingrédients à l’orge, le houblon et l’eau.
Mais derrière cette version simplifiée, se cachent de nombreuses nuances riches en saveurs qui ont aussi, sinon plus, marqué l’histoire de la bière.
Loin de se réduire à une simple directive sur la composition de la bière, la Reinheitsgebot s’inscrit dans une dynamique historique complexe, entre enjeux économiques, préoccupations sanitaires, et stratégies politiques. Pour en comprendre les racines, il faut remonter au cœur du Moyen Âge et de la Renaissance dans le Saint-Empire romain germanique, où les pouvoirs locaux tentaient de réguler la production alimentaire dans un contexte de ressources limitées, de famines cycliques et de croissance urbaine.

Mythe 1 : La Reinheitsgebot date de 1516
Contrairement à une idée répandue, la Reinheitsgebot n’a pas été instaurée ex nihilo en 1516. Cette date correspond à la promulgation de la loi par le duc Guillaume IV de Bavière le 23 avril 1516 à Ingolstadt, visant à standardiser la production de bière dans son duché.
Cependant, des réglementations antérieures concernant la production de bière existaient déjà dans diverses régions allemandes :
Augsbourg (1156) : L’empereur Frédéric Ier Barberousse a édicté la Justitia Civitatis Augustensis, stipulant que tout brasseur produisant une bière de mauvaise qualité ou utilisant des mesures inexactes serait sanctionné.
Nuremberg (1303) : En raison d’une famine, le conseil municipal a décrété que seule l’orge pouvait être utilisée pour le brassage de la bière, réservant ainsi le blé à la fabrication du pain.
Munich (1363) : Le conseil municipal a confié à douze conseillers la supervision de la production de bière, introduisant ainsi une forme précoce de régulation de la qualité.
Munich (1447) : Une ordonnance municipale a imposé que seuls l’orge, le houblon et l’eau soient utilisés dans la fabrication de la bière
Munich (1487) : Le duc Albert IV de Bavière a étendu cette réglementation à l’ensemble de Munich, renforçant ainsi les normes de production.
Mythe 2 : La Reinheitsgebot visait principalement à garantir la qualité de la bière
La plus vieille copie du corpus de loi date de 1520. Initialement retrouvée dans les archives d’une église, elle trône depuis dans la maison du Prince Luitpold, à Kaltenberg.
Contrairement à la croyance populaire, la réglementation sur la composition de la bière n’occupe qu’une seule ligne dans le document de plus de 100 pages : « La bière ne doit être brassée qu’avec de l’eau, de l’orge et du houblon. »
Si le corpus de loi en dit si peu sur la bière, c’est parce qu’il s’adresse à toute la société. La famille régnante de Bavière, les Wittelsbach, étaient en pleine phase de consolidation, avaient farouchement besoin de fidéliser leurs sujets, et dépendaient lourdement des taxes sur la bière pour assurer leur pérennité.

Il faut croire que la stratégie a porté ses fruits : la dynastie des Wittelsbach, solidement ancrée en Bavière, a connu l’un des règnes les plus longs de l’histoire européenne, s’étendant sur plus de 700 ans.
Les historiens s’entendent généralement sur deux objectifs principaux : réserver le précieux blé à la fabrication du pain, nourriture de base du peuple, et protéger les consommateurs contre des prix artificiellement gonflés. La bière étant essentiellement une deuxième forme – mais bien plus agréable – de pain, contrôler les prix de la céréale étaient donc impératifs pour la sécurité publique.
Ainsi, la majeure partie du fameux décret de 1516 concerne la régulation des prix. Le texte plafonne ce que les taverniers peuvent facturer pour la bière, selon la saison. Il s’agit donc avant tout d’une mesure économique et sociale.
À l’époque, l’avoine était largement préférée au blé et à l’orge pour l’alimentation, alors que le blé était beaucoup plus abondant en Bavière. Mais une mauvaise récolte de blé, à une époque de faible intégration régionale, pouvait faire exploser les prix rapidement. Réserver le blé pour le pain assurait donc un certain contrôle sur l’inflation…et sur la paix sociale.
La version originale du décret de 1516 ne mentionne effectivement que trois ingrédients : l’orge, le houblon et l’eau. La levure, pourtant essentielle à la fermentation, n’y figure pas, tout simplement parce que son rôle n’était pas encore compris scientifiquement. Les brasseurs utilisaient des levures de fermentation spontanée ou des fonds de cuve sans savoir ce qu’elles étaient. Ce n’est qu’après les travaux de Louis Pasteur au XIXᵉ siècle que la levure sera reconnue et ajoutée officiellement à la liste des ingrédients autorisés.
Et encore, cette rigueur ne visait pas uniquement la pureté. Pour faire face aux pénuries de céréales, réduire leurs coûts ou masquer les fréquentes infections bactériennes, les brasseurs avaient souvent recours à des ingrédients plus que douteux.
L’un des adjuvants les plus répandus, outre les céréales elles-mêmes, était le gruit : un mélange d’herbes aromatiques, parfois médicinales, utilisé avant l’adoption généralisée du houblon. Ces mélanges, variables d’une région à l’autre, pouvaient contenir du myrte des marais, de l’achillée millefeuille ou même du genévrier.
Le même problème s’appliquait aux brasseurs malhonnêtes, qui voulaient tourner les coins ronds. Pour réduire les coûts, nombreux étaient tentés de réduire leur facture de grain et compenser avec des herbes hallucinogènes.
Le romarin sauvage, un ajout fréquent, est à la fois hallucinogène et toxique en grande quantité. Une plante encore plus dangereuse, le jusquiame, peut causer de la fièvre et des vomissements. Son usage était tellement répandu que le terme allemand bilsenkraut est crédité pour le nom de la fameuse ville de Plzeň, d’où vient la lager moderne.
Mythe 3 : la Reinheitsgebot est encore en vigueur
La Reinheitsgebot, ou loi de pureté de la bière, n’est plus juridiquement contraignante en Allemagne depuis la décision de la Cour de justice des Communautés européennes en 1987, qui l’a jugée incompatible avec les principes du marché commun européen. Toutefois, de nombreux brasseurs allemands continuent de suivre volontairement ses directives, utilisant cette conformité comme un argument marketing pour souligner la qualité et la tradition de leurs produits.
Par contre, ça ne veut pas dire que ce corps de loi n’a pas eu, historiquement, un fort impact sur l’Allemagne. Lors de l’unification allemande en 1871, la Bavière, soucieuse de préserver ses traditions culturelles et économiques, a exigé l’application de la Reinheitsgebot à tout l’empire comme condition pour rejoindre l’Empire allemand sous la Prusse.
Autrement dit : vous voulez notre province, adoptez nos standards de bière!
Mythe 4 : La Reinheitsgebot est respectée dans toute l’Allemagne
Si la Reinheitsgebot est souvent perçue comme un dogme uniforme à travers toute l’Allemagne, la réalité est plus nuancée. Historiquement, son application stricte a été principalement limitée à la Bavière, où la loi de pureté de la bière a été adoptée en 1516. Dans d’autres régions d’Allemagne, notamment dans le nord, les traditions brassicoles étaient différentes et les lois n’étaient pas aussi strictes. À l’époque même où le décret entrait en vigueur, la royauté de Bavière se plaignait de la prédilection de la cour pour la braunbier, bière brune populaire dans le Nord de l’Allemagne.
La Reinheitsgebot n’a pas été une loi figée. Bien que le texte originel de 1516 ne mentionnait que l’orge, le houblon et l’eau, la loi a évolué au fil du temps pour s’adapter aux avancées scientifiques et aux besoins de l’industrie, nombreuses ont été les exceptions et les entourloupettes.
À commencer par la dynastie des Degenberg, une puissante famille de Basse-Bavière. En échange de leur serment de loyauté à la famille de Wittelsbach, les Degenberg réussirent à extraire une exception à la loi de la pureté, leur assurant un avantage capital contre leurs compétiteurs: le droit de brasser à l’année longue.
Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que l’interdit de brassage à l’été en vigueur en Bavière concernait d’abord et avant tout les lagers. Les levures de lager doivent travailler à froid pour être efficace, d’ou le besoin d’épiques quantités de glace, de cellier et des caves. Mais les levures d’ale, elles, sont capable de s’empiffrer de sucres fermentables rapidement et à chaud. Comme la bière de blé est une ale capable d’affronter la chaleur estivale, la famille Degenberg se retrouva, du jour au lendemain, avec un quasi monopole sur le brassage en été…
Quelques décennies plus tard, la dynastie des Wittelsbach récupéra les droits de brassage sur la bière de blé, dont elle confia la production à sa nouvelle brasserie quasi-industrielle Hofbräuhaus. Les fonds dégagés par la vente quotidienne de cette bière populaire aida la couronne à rembourser des dettes importantes, et l’aida même à soutenir l’Empereur du Saint-Empire Germanique durant la guerre de Trente Ans.

Mythe 5 : La Reinheitsgebot a été abolie par l’Union européenne
La confrontation entre la Reinheitsgebot et les règles de l’Union européenne a constitué l’un des premiers grands conflits entre la souveraineté nationale et l’harmonisation des législations européennes. En 1987, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’interdiction d’importer des bières ne respectant pas la Reinheitsgebot violait le principe de libre circulation des marchandises, un fondement clé du marché unique européen. Cette décision a ainsi ouvert la voie à l’importation de bières non conformes à la loi bavaroise.
Cependant, contrairement à ce que l’on croit souvent, l’UE n’a pas « aboli » la Reinheitsgebot. L’Allemagne a simplement adapté sa législation pour faire une distinction entre les produits brassés selon la Reinheitsgebot, appelés « Bier », et d’autres boissons alcoolisées ou brassées, telles que les bières aromatisées ou les bières de style belge ou britannique. Ainsi, bien que l’Allemagne soit désormais tenue de permettre l’importation de bières non conformes, elle a su préserver le statut particulier de la bière traditionnelle, à travers une réglementation spécifique qui maintient la renommée de sa production.
Ce compromis juridique entre les exigences européennes et les traditions brassicoles allemandes illustre bien la complexité des négociations entre la préservation des pratiques culturelles nationales et l’intégration dans un marché commun. Il a également contribué à l’élaboration d’autres systèmes de protection au sein de l’UE, comme les Appellations d’Origine Contrôlée (AOC) pour le vin ou les Indications Géographiques Protégées (IGP), qui visent à préserver la qualité et l’authenticité des produits alimentaires traditionnels européens.
Conclusion : au-delà d’une simple loi sur la bière
La Reinheitsgebot est bien plus qu’une simple loi sur la bière. Elle s’est imposée comme un phénomène culturel, politique et identitaire, transcendant son cadre initial pour façonner l’histoire de la bière et celle de l’Allemagne. Sans elle, tout notre amour pour les classiques allemands s’évaporerait comme la fraîcheur d’une IPA oubliée sur les tablettes.
En même temps, ce sont précisément les contraintes extrêmes de la recette fiscale allemande qui ont réussi à faire sortir le génie des brasseries allemandes. C’est ce qui explique pourquoi, au zénith du mouvement microbrassicole, tant de microbrasseries en France, au Canada et aux États-Unis, se tournent vers les bonnes vieilles pilsner européennes comme référence.

Mikael Labonté Routhier est pigiste, consultant traducteur et réviseur. Dans ses temps libres, il accumule des piles de livres sur les épisodes les plus loufoques de l’histoire et, de temps en temps, pour le temps d’une bière, il écrit dans son fameux style amoureusement incisif sur les pires idées de l’histoire.



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