Émilie Bourdages, Valérie Lapointe et Nathalie Coursin sont trois femmes passionnément impliquées dans le monde de la microbrasserie. Trois femmes de coeur, elles m’ont parlé bien candidement des enjeux d’inclusion et de respect dans le monde de la microbrasserie québécoise.
Émilie est représentante à Kahnawake Brewing et gestionnaire des ventes chez North Keg, Valérie est directrice ventes et marketing à la Barberie et Nathalie est animatrice indépendante et guide chez Broue-Tour.
C’est à Québec durant le festival des Brasseurs et des Artisans qu’on a discuté, le temps d’une bière. J’ai demandé à mes invitées de me parler des mythes et des réalités sur les femmes dans le monde de la microbrasserie, des tendances brassicoles dans l’après COVID et des différences et des similarités entre la France et le Québec côté bière. (On a aussi bu de la très, très bonne bière)

Brasser de la France au Québec
Nathalie et Valérie se sont rencontrées dès l’atterrissage de Nathalie au Québec en provenance de France. Très rapidement, un coup de foudre a eu lieu entre les deux femmes. Valérie a rapidement engagé Nathalie pour gérer l’approvisionnement dans les feu Boutique Je Bois Local, motivée par la passion et les connaissances de Nathalie. Il faut dire aussi que Nathalie arrivait au Québec avec déjà une expérience importante dans le monde de la bière.
Nathalie avait déjà derrière elle dix ans de travail recherche marketing et avait comme client dans les 2 dernières années des grosses brasseries commerciales, voyageant à travers la planète pour tester la Corona. Pourquoi ces tests ? Pour s’assurer d’avoir une recette standard dans toutes les usines. Après ces deux années d’aventure et de voyage, Nathalie était prête à changer d’horizon et à explorer les bières de caractère. Exit la Corona, bonjour la bière artisanale.
Pour le dire de manière bienveillante, la France et le Québec ne sont pas du tout au même niveau dans l’industrie brassicole. La microbrasserie en France compte 2500 brasseries artisanales. En comparaison, le Québec comptait 324 permis de brassage artisanal en juillet 2023. En théorie, la bière houblonnée coule à flots dans l’hexagone, mais dans les faits, cette abondance accuse un grand retard par rapport au Québec et aux États-Unis. Nathalie s’étonne de constater une énorme différence dans les habitudes de consommation, surtout alors que la consommation de vin est en baisse et que la consommation de bière connaît une nette augmentation.
« Le Québécois moyen boit 77 litres de bière par année, contre 33 pour les Français. Projetons ce chiffre maintenant sur les quelques 2500 brasseries françaises et on peut commencer à saisir l’ampleur du manque à gagner. »
Nathalie donne l’exemple de BrewDog, une brasserie avant-gardiste qui a servi de référence à toute une génération de consommateurs de bières artisanales au Royaume-Uni. BrewDog, qui au Québec ne vends que de la bière sans alcool, est une véritable institution en Europe. La brasserie est encore pour de nombreux amateurs de bière la première expérience de la IPA en Europe. Ainsi même pour les Français et les Françaises, il faut traverser la Manche pour avoir une véritable expérience dans la bière artisanale
En France, l’amateur de bière artisanale ne trouve pas de canettes, enfin presque pas. On trouve la bière en bouteille, majoritairement en tablette, dans des caves à bières pour les grandes villes mais surtout en supermarchés dont la taille de linéaire a explosé depuis la COVID. Toutefois la diversité des styles est discrète et même dans le Nord de la France, en avance sur le reste du pays, on préfère encore la blonde légère. Sans vraiment de conseillers à la vente et un pays fortement ancré dans la tradition vinicole, c’est tout un défi d’intéresser la France à de nouveaux styles de bière.
Si la microbrasserie française pêche souvent par excès de prudence, les brasseurs et brasseuses semblent ne reculer devant rien au pays du sirop d’érable. Le Québec innove beaucoup, et parfois à l’excès, alors que la France abuse de la tradition. En comparant la France au Québec, Nathalie opine que trouver un vrai style de bière au Québec reste un défi : le Québec adore fusionner des styles et donner des variations colorées aux styles de bières classiques.
Ainsi, pour Nathalie, qui étudie en vue de devenir sommelière en bière, il est souvent complexe de trouver au Québec des bières dans un style historique, que ce soit dans les microbrasseries ou même par le biais des importations de la SAQ. Valérie est d’accord, mais avec une réserve : les microbrasseries brassent effectivement ce qui est à la mode. Il faut aller à la rencontre du client sans s’enfermer dans un dogme.
Émilie ajoute : avec la pandémie et la concurrence, nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer les grandes tendances. Les microbrasseries sont-elles forcément en compétition les unes avec les autres ? Non, il existe suffisamment d’innovation et de variété pour attirer le client. Le véritable concurrent reste la brasserie commerciale.
Regards croisés sur l’inclusion en microbrasserie
Kahnawake Brewing est la première microbrasserie sur les territoires des Premières Nations au Canada. Dans ce sens, la brasserie est bien au fait des enjeux d’inclusion et de diversité. Par exemple, Kahnawake Brewing est la seule à participer à l’initiative Native Land au Canada. Native Land est une initative de coopération en hommage aux premières nations lancées au Nouveau-Mexique et dont les profits vont dans des organismes fondées sur l’écologie et l’entrepreneuriat en collaboration avec les communautés autochtones.
Dans la foulée des vagues de conscientisation sur l’inclusion, l’étiquette Brave Noise a été lancée en 2022. Brave Noise est une initiative mondiale visant à offrir des environnements inclusifs et sécuritaires pour les femmes, les personnes BIPOC et LGBTQIA+ dans l’industrie de la bière. Malheureusement cette initiative a généré peu d’intérêt au Québec. Kahnawake Brewing a voulu le faire et a dû annuler. Overhop, dont les propriétaires sont deux femmes, a été la seule microbrasserie québécoise à essayer ce projet bière dans la province.
Pour Valérie, de nombreux stéréotypes persistent encore dans les perceptions du rôle de la femme dans le secteur brassicole. Selon elle, le défi de l’inclusion réside dans le fait que l’image externe des brasseries reste fermement associée à l’image traditionnelle du brasseur : un homme barbu et blanc, pour ceux et celles qui ne sont pas directement impliqués dans l’industrie. Valérie déplore cette situation, car la microbrasserie englobe bien plus que cette image archétypale du brasseur. En réalité, il existe tout un univers autour de la microbrasserie où chacun et chacune peut trouver sa place.
En tant que fournisseuse, Émilie constate qu’elle fait affaire majoritairement avec des hommes. En effet, les postes avec lesquels elle est en contact relèvent de la production, et c’est sans conteste l’endroit où les hommes sont le plus représentés dans les microbrasseries québécoises. S’il y a certainement un manque à gagner en termes de représentation, elle constate toutefois qu’elle ne ressent ni discrimination ni jugement, ce qui est une bonne nouvelle.
Cependant, toutes les femmes n’ont pas des expériences aussi positives. Valérie se souvient de plusieurs clients incrédules lorsqu’ils cherchaient le patron et qu’elle leur répondait que c’était elle qui était en charge. Trop souvent, on présumait que les femmes n’avaient pas ce droit, cette possibilité.
Même en 2023, il arrive parfois que ses représentantes reçoivent encore des commentaires désobligeants, ce qui montre qu’il reste encore beaucoup à faire pour combattre les préjugés. Nathalie abonde dans le même sens et raconte un moment où, en tant que cliente, le barman dans une microbrasserie renommée avait ignoré sa présence pour discuter de bière avec son conjoint.
Un stigmate qui continue d’irriter les femmes dans le milieu des microbrasseries au Québec est l’image de la “bière de fille”. Pour les trois femmes, cette représentation d’une bière faible en alcool, en contraste avec l’idée de la bière robuste d’une microbrasserie, reflète des attitudes archaïques. Nathalie insiste sur l’importance de parler de bière plutôt que d’en faire une question d’identité de genre, soulignant que les femmes ont tout à fait le droit d’apprécier des bières robustes comme les triples IPA. On peut également noter qu’encore de nos jours, certaines microbrasseries utilisent des noms sexistes voire dégradants pour les femmes.
Enfin, le sexisme est particulièrement présent en ligne, notamment sur les groupes de discussion de Facebook, où l’on trouve de nombreux commentaires dégradants. Nathalie souligne ce problème en expliquant que l’internet demeure un espace peu sûr pour l’expression des femmes. Peu importe ce que les femmes disent en ligne, la critique des hommes est souvent virulente et gratuite. Alors que les médias sociaux exacerbent la critique du corps, les forums de discussion, quant à eux, s’en prennent à l’image en passant par la parole. Les trois femmes sont d’accord : Internet est toujours loin d’être un espace agréable pour l’expression féminine. C’est là, conclut notre panel, qu’il reste le plus de travail à faire en matière d’égalité.
Même si Nathalie souligne que le milieu brassicole au Québec est plus inclusif envers les femmes qu’en France – il suffit de regarder au niveau des festivals de bières où le public et les personnes derrière les kiosques sont tout autant des hommes que des femmes – il reste encore de la place pour des améliorations afin que chacun puisse trouver sa place dans ce merveilleux monde des microbrasseries.
Écoutez l’épisode complet
Pour en savoir plus
- Native Land, une initiative qui vise à supporter les communautés autochtones
- Brave Noise: une bière collaborative pour sensibiliser à l’inclusion
- Kanhawake Brewing, la première microbrasserie en terre autochtone
- Broue-tour, une façon originale de découvrir la ville de Québec à travers ses microbrasseries
- La Barberie: la plus belle sélection de bières sur la plus belle terrasse de Québec
- Festival des Brasseurs et des Artisans de Québec
- Le blog des bières artisanales françaises (wordpress.com)
- Pourquoi il faut lire « Maltriarcat » d’Anaïs Lecoq – Le blog des bières artisanales françaises (wordpress.com)
- Est-ce que l’industrie brassicole française en a quelque chose à faire des femmes ? – Le blog des bières artisanales françaises (wordpress.com)
- Association – Buveuses de Bières (buveusesdebieres.fr)
- Meufs de bière (kessel.media)