Les Cantons de l’Est au temps de la prohibition

Cantons de l'Est

Les Cantons de l’Est occupent une place particulière dans l’histoire du Québec. Situés à mi-chemin entre Montréal et le Vermont, les Cantons-de-l’Est sont l’exemple même du creuset frontalier. Au moment de la prohibition, grâce à sa position stratégique et au commerce déjà florissant des spiritueux, les Cantons-de-l’Est se sont peuplés de petits hameaux frontaliers spécialisés dans l’alcool de bois. Ce petit bout d’histoire explique d’une autre façon les réalités d’un Québec appauvri au tournant du siècle, à côté de la plus grande industrie de l’époque : La Nouvelle-Angleterre.

Ça brassait fort dans les Cantons de l’Est!

Entre 1780 et 1810, au moins 20 000 loyalistes s’installent dans une région dont le nom est encore très vague, mais qui deviendra plus tard l’Estrie. Seul l’Empire britannique existe, mais les treize colonies américaines viennent de déclarer leur indépendance. Il s’agit d’Américains qui ont fui les États-Unis pendant la guerre d’indépendance, soit par peur de la révolution, soit par loyauté envers la couronne anglaise.

En 1791, l’Acte constitutionnel ouvre de nouvelles perspectives aux loyalistes. Pour leur loyauté, ils deviennent éligibles à des concessions de terres. Peu à peu, des hameaux se forment le long de la frontière américaine, deviennent des villages, flottent et remontent vers le nord. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique établit la division des terres de la Couronne en townships/cantons, souvent nommés d’après des personnes ou de localités anglaises. Les demandes individuelles et collectives sont examinées par le Comité des terres, qui approuve les concessions.

Cantons de l'Est au temps de la prohibition

Peu à peu, la région se développe et devient, dans les années 1850, la plus importante région minière du Canada, grâce à l’extraction du cuivre, de l’amiante, du granit et du calcaire. L’importance de l’activité économique, la proximité de la frontière américaine et les liens préexistants avec des familles américaines consolident les contacts avec le Vermont. La frontière, qui n’a jamais existé que sur le papier, est un concept enfoui dans une forêt de réseaux familiers. La route est aveugle au passeport.

Les Cantons de l’Est comptent également un nombre prodigieux de distilleries. Les pionniers américains et leurs descendants se sont rapidement tournés vers le whisky et le rhum lorsque le commerce des spiritueux s’est avéré plus simple et plus accessible que les marchés de la bière et du cidre. Dès cette époque, des petits futés concoctaient une bagosse dans des alambics de fortune avec de la pomme de terre, créant ainsi ce que l’on allait bientôt appeler le whisky blanc.

Alors que tout le Québec connaît déjà les liqueurs licites et illicites, les Cantons de l’Est produisent la moitié des liqueurs de la province. Au milieu du 19e siècle, le village de Stanstead compte à lui seul 26 distilleries. Cet alcool alimente un flux constant de voyageurs. Vers la seconde moitié du 19e siècle, la frontière des Cantons-de-l’Est avec les États-Unis voit l’apparition d’une abondance d’hôtels le long de la frontière américaine, une quantité astronomique si l’on considère la taille des villages sur les ” lignes “. D’autres apparaissent tout au long de la voie ferrée.

En 1884, Mégantic (pas encore Lac-Mégantic) compte neuf hôtels pour 200 habitants. À quelques pas de là, Abercorn, un village de 400 âmes, compte cinq ou six hôtels et bars, dont l’un s’appelle The Bucket of Blood. On dit que le whisky est si important que William Shelton, un homme d’affaires important des Cantons, vend un hôtel à la famille King pour 4 000 gallons de whisky !

L’abondance d’alcool frise la tragédie. Des sociétés de tempérance ont rapidement vu le jour, influencées par leurs homologues américaines, avec les femmes au premier plan. Rien d’étonnant à cela. Elles sont les premières victimes de l’ivresse permanente de certains consommateurs séduits par la facilité d’accès des liqueurs.

Le trafic d’alcool de ” bagosse ” monte en flèche et donne lieu à de nombreux incidents violents. En 1894, William W. Smith, responsable de la gare de Sutton Junction et représentant de l’Alliance Dominion, lutte activement contre les trafiquants dans le comté de Brome.

Suite à ses actions contre les hôtels Sutton et Abercorn, Smith est violemment attaqué à la gare de Sutton le 8 juillet 1894, lors d’une tentative de meurtre orchestrée par l’Américain Walter Kelly. Malgré une grave blessure à la tête, Smith survit grâce à sa condition physique et à sa détermination. L’enquête du détective Silas Carpenter permet d’identifier le coupable et de révéler une conspiration impliquant les hôteliers locaux.

La prohibition américaine : du déjà vu

Avant même l’époque de la prohibition, les Cantons de l’Est avaiet connu un important trafic d’alcool, apportant son lot de crimes et de violences. Face à l’ampleur de la contrebande, le gouvernement lance une enquête interne initiée par le ministre des Douanes, M. Chapleau. L’enquête révèle que les officiers-inspecteurs sont insuffisants pour lutter contre ce phénomène et met en évidence la participation de certains d’entre eux aux bénéfices du commerce illicite, comme le rapporte le Journal de Fraserville du 25 novembre 1892.

Ce n’est pas un hasard si les Cantons de l’Est ont inauguré la première loi de prohibition du pays. Christopher Dunkin, ministre de l’Agriculture et député du comté de Brome, a parrainé le “Dunkin Act” en 1864, permettant aux comtés frontaliers d’adopter des règlements interdisant la vente et la production d’alcool. Cette loi a été remaniée après la création du Dominion canadien en vertu de l’Acte de Scott en 1878.

À l’époque, la frontière américaine est une notion assez floue. Toute personne venant des Cantons de l’Est pouvait franchir les lignes plus ou moins inaperçues. À l’époque de la prohibition américaine, la petite rivière de Coaticook qui part de Bolwdin abritait six distilleries et onze scieries.

Lorsque les États-Unis adoptent la loi sur la prohibition de la vente, de la fabrication et du transport des boissons alcoolisées (Prohibition of the Sale, Manufacture and Transportation of Liquor Act) en 1920, le Québec tout entier se retrouve dans une situation aussi étrange qu’unique. C’est le seul État au nord du Mexique où la vente d’alcool est légale, même si la plupart des villes ont adopté leurs propres lois sur la prohibition de l’alcool.

La situation des Cantons de l’Est est encore plus unique : les Cantons de l’Est se situent directement entre Montréal et les États du Vermont et du Maine, devenant ainsi une véritable autoroute pour les touristes américains désireux de venir au Québec pour boire une bière (ou plusieurs). Le contrebandier Conrad Labelle illustre les opportunités d’affaires que représentait la soif américaine en Estrie.

À la tête d’un véritable petit empire de plusieurs centaines d’employés, Conrad emploie un réseau de chauffeurs de taxi à Montréal qui remplissent légalement leurs coffres de liqueurs pour le compte des Sociétés des Liqueurs, l’ancêtre de la SAQ. D’autres agents de Conrad récupèrent les bouteilles et les acheminent par convois de 5 à 10 voitures vers des distributeurs américains liés à la mafia. Le millionnaire Conrad Labelle fait même affaire directement avec Al Capone.

La prohibition racontée par Marcial

Marcial est consultant auprès de la Société historique de Coaticook. Il a toujours été un passionné d’histoire, et s’est toujours été intéressé aux antiquités et à l’histoires des Cantons de l’Est. Il est bien placé pour raconter l’histoire de la prohibition américaine : lorsqu’il était enfant, il observait de sa fenêtre le chargement et le déchargement des cargaisons de contrebande dans la rue. Il raconte avoir aidé des agents postaux à brûler des cigarettes de contrebande il y a très longtemps.

Depuis son plus jeune âge, il s’intéresse aux antiquités. “Plus c’est ancien, plus c’est intéressant”, dit-il en riant. Nous sommes dans la bibliothèque municipale, anciennement bureau de douane, qui servait également de bureau de poste. Il n’y a pas de meilleur cadre pour le sujet de notre conversation : la prohibition dans les Cantons de l’Est.

Cantons de l'Est au Temps de la prohibition
Martial est un grand passionné d’histoire. Tout petit, il a vu défiler des cargaisons de contrebande à Coaticook. Des années plus tard, il nous raconte la prohibition.

L’incident le plus important, dit Martial, est sans aucun doute la mort mystérieuse du chef de police de Coaticook, un certain Joseph Boudreault. Joseph était bien connu et apprécié, mais il avait le nez dans de grosses affaires de l’autre côté de la frontière, aux États-Unis. On lui avait dit de ne pas y aller, mais il voulait remonter la rivière et voir ce qui se passait de l’autre côté.

Il a été retrouvé noyé dans sa voiture avec deux amis. Boudreaux avait été prévenu que s’il passait aux États-Unis, il y aurait des problèmes. On l’a retrouvé noyé dans la rivière. Aux États-Unis, on a jugé qu’il s’agissait d’un accident. L’autopsie diagnostique un accident et l’affaire est réglée. Mais au Québec, on en doute car on ne trouve pas d’eau dans ses poumons !

« Pour ma part, ma conviction, comme médecin, est que ces trois hommes ont été battus et assommés, puis ensuite poussés dans la rivière après avoir été jetés dans leur machine, car [il n’y a] rien de brisé dans leur machine pas même une vitre. »

Extrait de la lettre du Dr M. Véronneau – qui a inspecté le corps – au procureur général du Québec

Des méthodes ingénieuses pour la contrebande

“Les Canadiens français en ont profité parce qu’ils étaient pauvres”, explique Martial. Beaucoup ont choisi la contrebande parce qu’elle était bien payée. Un paysan qui prête sa ferme pour transporter ou stocker des liqueurs peut gagner en une soirée ce qu’il a gagné en un été.

Martial raconte que les contrebandiers utilisaient de vieux chevaux trop usés pour travailler la terre, auxquels ils attachaient deux poches pleines, et qu’ils faisaient passer la frontière par leurs propres moyens. Après tout, un cheval finit toujours par revenir. À moins, bien sûr, que la police n’intervienne. Mais voilà : même si les chevaux et leur cargaison illicite étaient confisqués, ils étaient vendus aux enchères et leurs propriétaires se présentaient en personne pour les racheter. Et le cycle recommence encore et encore.

Les Cantons de l’Est après la prohibition

Étonnamment, dès la fin de la prohibition américaine en 1933, le commerce illicite et les migrations touristiques changent immédiatement de direction. Alors que les Américains venaient au Québec pour profiter d’un alcool moins cher et plus légal, ce sont les Québécois qui sont allés aux États-Unis pour profiter des bas prix de l’alcool. En conséquence, les Cantons de l’Est restent un important corridor touristique. Les problèmes liés à la contrebande d’alcool ne disparaissent pas, mais s’estompent rapidement dans le sillage de toutes les autres contrebandes rendues possibles par la frontière forestière avec les États-Unis. Parallèlement, l’industrie lourde se développe, avec de grands constructeurs comme Bombardier.

Quoi faire à Coaticook?

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