L’Eucharistie est la plus importante institution du christianisme. Elle est son cœur, sa raison d’être et son principal sacrement. Pourtant, ce rituel rappelle étroitement le festin rituel où des initiés consomment littéralement le corps d’une divinité sous forme de substance psychédélique. En effet, il y a, en Occident, une longue tradition de banquets funéraires datant du plus profond du néolithique, dont plusieurs impliquent des substances hallucinogènes.
C’est un concept archaïque que connaissaient les Cananéens, les Grecs ainsi que les Indiens du temps du Rig Veda. La communion par des breuvages psychédéliques, souvent alcoolisés, pourrait être au coeur même de l’aventure civilisationelle. Cet article explore comment les Anciens, la bière et l’Église catholique se sont emmêlés dans un combat confus pour le salut des âmes pendant plusieurs siècles. Le débat, bien sûr, est encore bien ouvert.
En des temps anciens, médicine, alcool et divinité étaient intimement liés. Les Grecs et les Romains ajoutaient des ingrédients à leur vin qui feraient défriser des onologues. Dioscorides, l’ultime pharmacien du premier siècle, relate pas moins de cinquante boissons à base de vin turbo-chargées de toutes sortes d’herbes médicinales, dont certaines sont psychédéliques. Il décrit notamment la jusquiame comme produisant des “visions non déplaisantes”. Pline l’Ancien, quant à lui, expliquait comment le pavot à opium était une figure courante dans un jardin romain.
C’est par contre c’est avec Dionysos que l’argument d’une eucharistie psychédélique prend sa pleine force. Dyonysos est le fils de Dieu, né d’une mère vierge (kore, en grec ancien, signifie autant jeune fille que vierge) rescucité chaque année avec la renaissance de la vigne. Dieu de la démence et de la folie, Dionysos est célébré par un tiers des cérémonies religieuses de la Grèce antique. Ses fidèles, appelés bacchantes ou ménades, se rencontrent à l’écart, dans des sociétés initiatiques pour boire leur Dieu, incarné dans le vin de la vigne.
L’épiphanie : symbole de substances psychédéliques?
Mais la ressemblance ne s’arrête pas là. L’épiphanie – ou révélation de Dionysos est célébrée le 5 janvier, date qui sera plus tard récupérée par les jeunes chrétiens. Tout commes les ménades, des indices suggèrent que les premiers sacrements chrétiens sont célébrés par des femmes, dans des soutterains, avec un repas sacré, faisant écho à plusieurs religions de mystère exclusives centrées sur un sacrament initiatique.
Bien avant Jésus, en Thessalonique, Dionysos change l’eau en vin au moment de sa résurrection, miracle qui rappelle le retour de Jésus après sa mort en croix. L’évangile de Jean, le seul à évoquer les noces de Canaa, est d’ailleurs un Grec s’adressant directement aux Grecs. Ses évocations visent vraisemblablement à attirer les Grecs en leur parler en termes familiers. Ainsi, les expressions “fils de Dieu” truffent-elles son évangile. Un chercheur américain hautement controversé, John M. Allegro, va même jusqu’à soutenir que les textes religieux de grandes religions contiennent des références cachées à propos du champignon amanita muscaria, au coeur d’une religion sans nom.
Tout au long du Moyen Âge, on retrouve dans les recoins oubliés des archives religieuses un bon nombre de références à des drogues capable d’offrir une “vision béatifique”, que l’Église aura tôt fait d’associer au sabbat du diable. La perspective d’atteindre le ciel avant de mourir est une menace existentielle à une organisation dont le but non lucratif est d’assurer le salut des morts. C’est ainsi que les gnostiques, herboristes, brasseuses et hérétiques qui disent trouver Dieu en eux sont systématiquement traqués, dénoncés et brûlés.
Dans son bestseller, La Clé de l’immortalité: L’Histoire secrète de la religion sans nom, Brian Muraresku voit l’eucharistie comme l’héritier de vieilles traditions initiatiques shamaniques préservées par des sociétés cachées, notamment grâces au Mystère d’Éleusis. Basé sur une analyse chimique de résidus de poterie en Espagne et en Italie, l’auteur montre comment une boisson à base d’ergot, un champignon parasitaire de l’orge et du seigle, aurait pu vraisemblablement agir comme Saint Graal d’une religion sans nom pendant plus d’un millénaire. Ces effets psychédéliques sont attestés à plusieurs reprises au Moyen âge.
Et qu’est-ce qu’on fait avec de l’orge? De la bière. Beaucoup de bière. Des millions de litres de bière.
Quelque part entre le quinzième et le seixième siècle, l’orge déclasse le seigle et l’avoine comme principale source de sucres fermentables dans plusieurs régions de l’Europe de l’Ouest. En même temps, une nouvelle biotechnologie achève de révolutionner la fermentation : le houblon. Connu depuis au moins le 9e siècle en Europe, ce voisin du chanvre est surtout utilisé par les moines comme agent de préservation et comme source d’arôme.
Quand la ligue hanséatique, puissante confédération commerciale de ville libres, s’empare du houblon et commence à exporter des millions de litres de bière de qualité supérieure aux confins de la Mer Baltique, tous les grands brasseurs commerciaux tombent dans le bateau du houblon, gagnant ainsi l’habilité d’exporter plus loin, de préserver leur bière pendant des mois, et d’augmenter les profits.
C’est dans ce contexte que la Bavière lance une nouvelle loi sur la pureté des ingrédients du brassage. Désormais, seules les boissons à base d’eau, d’orge et de houblon seront considérées comme “bière”. On a beaucoup parlé des raisons derrière cet édit: s’agit-il d’une capitalisation fiscale sur le houblon, de plus en plus en vogue? Est-ce une mesure de santé publique contre les ingrédients potentiellement toxiques qu’on ajoutait communément durant le brassage un peu partout dans la région?
À travers l’épaisse mousse de la spéculation, on s’entend généralement pour dire qu’il s’agit d’assurer des standards de qualité et de sécurité (Une mesure importante de la loi est d’interdire le brassage durant l’été – trop de risques d’incendies et de contamination.) Certains brasseurs étaient plus que négligents avec leurs ingrédients: du sang de poulet, des os de rats, du soufre et des œufs font également partie du bouillon, soit pour cacher l’arrière-goût d’une contamination en cours, soit pour des raisons médicinales, soit pour cacher un manque de grain. Vous remarquerez sans doute qu’avec un peu d’imagination ces drôles d’ingrédients jetés ça et là dans des chaudrons conjurent l’image bien familière…
La loi sur la bière s’insère dans une lutte entre le pouvoir temporel et le pouvoir religieux, catholiques et protestants, évêques et cités. Un autre combat, moins visible, oppose les herboristes aux brasseurs commerciaux. L’un des enjeux, aujourd’hui oublié, est celui d’une vieille tradition médicinale qui a toujours été une épine au pied de l’Église, et dont les grands apôtres et les grandes victimes sont surtout des femmes. Ces femmes dont l’histoire a fait des sorcières, ces sages dont la religion a fait des hérétiques, ces naturalistes dont le New Age a fait des martyrs. Leur crime était d’offrir au grand nombre une voie d’accès direct hors des sentiers battus.
Une bonne partie du combat concerne le gruit, un assemblage de plantes aux puissantes propriétés narcotiques, incluant entre autres de myrte des marais, de la jusquiame et d’armoise. Le gruit n’est pas qu’un assortiment de brassée. C’est une véritable institution. Le droit de taxation, dit gruitreicht, est aussi un monopole de l’évêché, et parfois des villes. Tout brasseur doit, sous peine d’amende, acheter son assortiment d’ingrédients chez les vendeurs autorisés. Imaginez un peu aller acheter vos grains, votre malt et vos sucres fermentables chez une succursale autorisée par le Vatican.
L’Église lutte d’abord contre l’ascension du houblon sous l’argument qu’elle promeut le vice et rend malade. Elle fera rapidement volte-face vu son énorme potentiel commercial et propagandiste. Commerçants et “hommes de bien” commencent à dénoncer le gruit comme une boisson païenne, contraire à la santé, et parfois source d’intoxication. C’est l’opportunité qu’attend l’Église pour faire d’une bière deux coups: abattre la compétition et réclamer son dû foncier. Une tradition millénaire se retrouve
ainsi dans la mire de l’Inquisition.
Pour donner une idée de la vastitude des ingrédients “alternatifs” d’antan, pensons simplement à la Pils. L’ancêtre de 95% des bières bues et vendues sur la planète aujourd’hui. Avant l’arrivée des techniques de maltage anglais, et l’invention de la première Lager claire, la Pils ville de Pilzen, en République tchèque aurait été souvent brassée
à la jusquiame, une herbe qui comme on l’a vu, peut être fortement
hallucinogène. De quoi avoir un sacré lendemain de veille!
Les plantes hallucinogènes sont brassées depuis longtemps. Au début du troisième millénaire avant notre ère, la colonie de Skara Brae dans les îles Orkneys brassait une boisson à base d’orge, d’avoine, de jusquiame, de cigue et de morelle noire. Si on reconnaît la jusquiame, notons que la cigüe est la boisson qui tua Socrate et la morelle est une plante aux fortes propriétés narcotiques, potentiellement mortelle. La morelle noire, qui a des propriétés médicinales et psychotropes, s’avère léthale même à petite dose.
Plus à l’Est, les Vikings produisaient ce qu’on appelle “l’hydromel d’inspiration“, capable de produire de formidables états de transe et réservés aux plus méritants. Récemment, on a trouvé des traces d’ergot, (un fonge psychédélique dont la synthèse nous a donné le LSD) en Espagne dans un centre religieux qui a tous les attributs des Mystères d’Éleusis, une des plus vieilles religions du monde. Là ou l’on meurt avant de mourir pour ne pas mourir quand on meurt, pour paraphraser Muraresku. Par ailleurs, l’auteur dresse une ligne directe entre les Mystères d’Éleusis, la colonisation de Grecs Phocidiens en Italie et en Espagne, l’eucharistie des paléochrétiens et les hérétiques albigeois.
Est-ce qu’un lignage plusieurs fois millénaire de boissons extrêmes a été tout bonnement supprimé ? Y eu-t-il véritablement des sociétés religieuses dont la passation d’un savoir sacré dépendait de psychotropes? La question demeure ouverte. Mais plutôt que de
chercher le chaînon manquant, peut-être devrions-nous simplement prendre un petit recul cosmique et changer notre échelle de mesure. Paul Stamets, expert en mycologie de renommée mondiale, nous rappelle que nous avons co-évolué avec des champignons hallucinogènes pendant des millions d’années.
Selon lui, l’apport répété, à grande échelle, pendant des millénaires, d’agent solidement hallucinatoires comme la psilocybine, aurait propulsé la communication, stimulant la croissance neuronale et contribuant au doublage de la masse du cerveau de l’homme. La consommation de psychotropes
dépasse la province de l’homo sapiens. Pas moins d’une vingtaine de primates consomment des champignons hallucinogènes délibérément.
Marc-Aurèle, empereur romain et stoïque, nous offre une méditation qui contient peut-être ultimement la clé de l’énigme: Au-dedans de toi est la source du bien, une source qui peut toujours jaillir, si tu creuses toujours. Peut-être que la solution au mystère de l’existence consiste précisément à cesser, pour une fois, de regarder ailleurs.
P.S: Marc-Aurèle a fait reconstruire le temple d’Éleusis, détruit lors d’une attaque en 170. Marc-Aurèle, dit-on, aurait été initié aux mystères.