Histoire des tavernes au Québec

Histoire des Tavernes au Québec

Hommage à Henri Richard

En bon fils de la génération de la libération de la Femme, nous ne fréquentions les tavernes qu’imbibés d’un éphémère sentiment de culpabilité. Dans les années 70, ces « sanctuaires de la domination masculine » étaient devenus une barrière importante à abattre pour le mouvement féministe.

Avions-nous, nous les gars, l’autorisation légitime de les fréquenter ? Les revendications ne réquisitionnaient pas leur abolition, mais plus simplement obtenir le droit de les fréquenter. Dans l’attente d’un changement législatif prévisible, nous choisissions les établissements en invoquant des intérêts supérieurs.

Pour Le Foyer, sur la rue Saint-Jean dans la haute ville de Québec, nous nourrissions nos prétentions intellectuelles, tandis que pour celle située en face de la polyvalente de L’Ancienne-Lorette, nous défiions l’autorité. Nous n’avions pas encore l’âge légal…

La taverne était à la bière ce que le pain frais était à la boulangerie. Distribuée directement de la brasserie à l’établissement, le précieux liquide ne transitait pas par une épicerie ou un entrepôt. La bière n’étant pas pasteurisée, elle offrait ainsi plus de saveurs. En sautant par-dessus toutes ces étapes, son prix était également moins cher.

Trois grandes sources, Molson, Labatt ou O’Keefe pouvaient trôner derrière les poignées de soutirage, mais on se souciait peu de connaître leurs origines dans nos pichets. Nous transvidions le nectar dans nos verres en forme de tulipe contenant 8 onces liquides, soit autour de 20 cl. La fréquence de nos transfusions respectait le partage équitable entre nous.

Nous pouvions également commander au verre, dix cents. Il y avait toujours une salière sur la table. Le rituel étant d’en ajouter un soupçon dans le liquide avant sa consommation. La motivation de ce geste devenait régulièrement un sujet de discussion. Tuer la mousse ? À l’époque, la mousse était considérée comme une ennemie. Adoucir le goût amer comme on le fait avec les pommes ?

Ces deux hypothèses étant valables, nos argumentations tournaient habituellement en rond.  Lorsqu’on ne savait pas comment nourrir une conversation, on jouait à « qui le premier pouvait faire tenir en angle le verre plein dans un soupçon de sel répandu sur la table ».

Nos voisins quant à eux, les véritables piliers, buvaient directement du goulot de la grosse Mol ou de la grosse 50 tablette. Probablement pour l’effet « adoucissement par le chaud ». Le froid accentue la perception de l’amertume tandis que l’air ambiant souligne celle de la céréale.

Changement d’époque : l’accès aux tavernes

L’accès à la bière en fût était réservé aux hommes depuis 1937 au Québec ! Une loi avait d’abord été votée en 1921 stipulant que seules les tavernes pouvaient vendre de la bière fraîche en fût. Une quinzaine d’années plus tard, la tempérance et la « protection des mœurs » incitèrent le gouvernement Duplessis à interdire la fréquentation de ces lieux aux femmes. Ni pour y consommer, ni pour y travailler.

La taverne était ainsi devenue l’antre de socialisation des hommes, surtout de la classe ouvrière, un détour plus ou moins salutaire entre le boulot et la maison. En 1971, l’accès aux trésors enfutés a été accordé aux femmes. Les propriétaires de tavernes pouvaient maintenir leurs droits discriminatoires acquis, ou faire les travaux nécessaires pour scinder le repaire sanitaire en deux.

Les entrepreneurs pouvaient également fonder des brasseries « bienvenue aux femmes », une sorte de démocratisation. Plus neufs, mieux éclairés, moins enfumés, l’ambiance de ces nouveaux lieux sentait le moderne, tournés vers l’avenir. C’est aussi à ce moment que des Pubs, inspirés des temples britanniques, pouvaient voir le jour.

La première taverne convertie, le Gobelet sur Saint-Laurent à Montréal, est vite devenue une destination prisée, non seulement par les Montréalaises, mais également par toutes les visiteuses de la province. Elle avait précieusement conservé la dénomination « taverne » offant l’ambiance de ces lieux mythiques regardant vers le passé. 

La Taverne Henri Richard : un piller de Québec

Ainsi, en 1978, entrer dans la taverne Henri Richard constituait pour nous une sorte d’excursion archéologique. Aucun joueur du Canadien de Montréal ne pouvait dorénavant porter le chandail numéro 16. L’organisation l’avait retiré en 1975 en hommage aux coups de patin que Henri Richard avait consacré pour le CH.

Le « Pocket Rocket » (le petit rapide), comme on le surnommait, ne possédait pas assez de doigts pour porter toutes les bagues de la coupe Stanley qu’il avait remportées. Il détient le record imbattable de 11 trophées évoquant le sixième gouverneur du Dominion du Canada. Les joueurs de hockey professionnels de l’époque ne pouvaient pas surfer sur les millions gagnés pendant leur carrière. Bien avant de remiser leurs patins, ils préparaient leur après-carrière.

Cinq ans seulement après son arrivée avec le club, Henri Richard avait réalisé son rêve de devenir tavernier. Il avait installé ses fûts à bâbord sur avenue du Parc, au Nord de Sherbrooke à Montréal, à dix minutes de voiture du CEPSUM (Centre d’Éducation Physique et des Sports de l’Université de Montréal).

Taverne Henri Richard
la brasserie Henry Richard est une des brasseries les plus marquantes de l’histoire du Québec

Nous nous rendions donc, François Bérard Junior, Roger Bolduc et moi, dans son établissement afin d’exécuter l’enlèvement de son frère, quinze ans son aîné, Maurice Richard. Un symbole de l’affirmation québécoise française en territoire conquis. Nous postulions que c’était l’endroit où débuter notre enquête. Ils, peu importe qui allait être « ils », allaient nous renseigner sur l’endroit où nous pouvions commettre notre forfait. Cela allait certainement nous valoir le premier prix du concours des enlèvements, dans le cadre du Carnaval.

C’était en début d’après-midi, peu après le repas, les chemisiers blancs étaient en train de desservir deux ou trois clients présents. Monsieur Henri Richard se tenait debout derrière le comptoir. Il remarqua notre arrivée et probablement nos regards enfantins. De toute évidence, il savait que nous n’étions pas des clients habituels.

Il nous salua, un sourire bienveillant illuminant son visage.

Une brasserie “enlevante”

« Bonjour Monsieur Richard, nous sommes des étudiants en criminologie de l’Université de Montréal. Dans le cadre du Carnaval, il y a un concours d’enlèvements. Nous sommes venus pour savoir comment nous pourrions communiquer avec votre frère Maurice. »

« Il est présentement très loin de Montréal, dans le coin de Trois-Rivières, je pense que ça va être impossible. »

Nous n’avions pas prévu de plan B. Nous nous sommes enfargés dans nos paroles en demandant simultanément : – Est-ce qu’on pourrait vous enlever, vous ? Son sourire timide s’est alors amplifié : – Je dois d’abord terminer de faire les payes. À quelle heure faut-il être là ? Nous avions un bon deux heures de lousse. Il indiqua la table rouge où l’attendre. Toutes les tables étaient rouges au demeurant, rouge-Canadien-de-Montréal.

Avant même que nous n’avions eu le temps de retirer nos manteaux, un pichet accompagné de trois verres arrivaient. Monsieur Richard leva un verre imaginaire en notre direction pour nous souhaiter la Santé !

Nous nous sommes imbibés de l’ambiance de ce musée faisant revivre son passage dans la Ligue nationale de hockey : des bâtons, des rondelles, des photos, des toiles évoquant ses buts historiques… Nous nous sommes laissés bercés en imaginant l’ambiance de fête qui régnait en ces lieux lorsque tous les joueurs de l’équipe venaient y célébrer les fins de saison.

Lesquels pouvaient bien s’être assis sur la même chaise que moi ? Franck Mahovlich ? Jean-Claude Tremblay ? Guy Lafleur ? Enivrant. Nous dégustions notre bonheur. Trois pichets s’étaient asséchés lorsqu’il s’est finalement approché. – On peut y aller les gars…. Mais on va prendre mon char si cela ne vous dérange pas.

Quelle sagesse ! Henri Richard, tavernier et notre chauffeur désigné. Bérard Junior allait pouvoir aller récupérer sa voiture plus tard ou le lendemain. Nous sommes entrés par le vestiaire prévu à cet effet, avons présenté notre otage.

Quelques minutes plus tard, on nous a demandé de nous avancer sur la scène avec notre victime. En entrant sur l’estrade, avant même que son nom ne soit prononcé, la foule s’est levée d’un trait, applaudissant à tout rompre. L’émotion sur le visage de monsieur Richard était impressionnante, il était très touché, ému. Très. Tellement que cette exaltation babylonienne nous enveloppait également, nous les truands. Le silence revenu : « Alors racontez-nous comment vous avez réussi à accomplir cet exploit ? »

Nous n’avions pas préparé d’histoire aux nombreuses péripéties plus abracadabrantes les unes que les autres. Nous nous sommes contentés de narrer le plus fidèlement possible la chance que nous avions eu de boire gratis et de nous faire conduire par la légende elle-même. Malgré avoir reçu l’ovation la plus intense et la plus soutenue de la soirée, l’équipe de crimino ne s’était rien méritée, sauf bien entendu, une tournée gratuite et le partage de la convulsion émotive.

Henri Richard, pour sa part, avait gagné une reconnaissance pleinement méritée. Nous lui avions quand même offert ça ! Bien avant que l’Assemblée nationale ait aboli la clause grand-père discriminatoire qui maintenait quelques tavernes sur le respirateur artificiel en 1986, Henri Richard avait transformé son débit en brasserie.

Les souvenirs des tavernes sont maintenant encapsulés dans les sketches du plus grand succès théâtral du Québec, Broue. Pouvons-nous imaginer ce qu’aurait été la révolution microbrassicole si la loi Duplessis de 1937 était toujours en vigueur ? Figurons-nous le néant, c’est plus facile et voisin de ce qu’eût été la situation.

Les femmes sont au cœur de l’évolution du goût, c’est un fait bien établi. Elles sont également à la source des changements législatifs qui ont établi les bases légales sur lesquelles la métamorphose microbrassicole a été possible. Mes hommages Mesdames Laura Urtnowski et Ellen Bounsall, les premières micro-brasseuses du Québec.

J’offre une chope de remerciements à Pierre Clermont qui a généreusement partagé ses archives.

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One thought on “Histoire des tavernes au Québec

  1. Très intéressant sur un sujet qu’on ne peu connaître et qui peu sembler anodin …mais au contraire un pend de l’histoire québequoise .et des personnages qui on certainement marqué le sport national et un héros particulier et un petit ..homme devenu .UN GÉANT ..malgré lui ..une example historique 🌟..🏒🌟🏒🌟🏒🌟🏒🌟🏒🥅 ……bien mérité malgré sa personnalité discrète ..🗣️🗣️🗣️🗣️🗣️🫵🫵🫵

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