Labatt Ice: gorgée d’une autre époque

Labatt Ice

Hommage à Michel Gauthier

Au début des années quatre-vingt-dix, la brasserie Labatt lançait en grande pompe une bière révolutionnaire, la Labatt Ice. Dans ses réclames, la maison affirmait que ce nouveau nectar était brassé dans la glace. Tout un exploit !

Depuis la nuit des temps, le brassage comporte une gestion de la température à chaque étape de production, variant du froid glacial à l’ébullition, en passant par des phases précises de chaleur plus ou moins élevées. Un prix Nobel de la chimie serait automatiquement accordé à toute brasserie réalisant l’exploit de brasser dans la glace. Le mot « ice » (« eis » en allemand) dans l’univers de la bière fait traditionnellement référence à une procédure germanique. Elle se base sur le principe que l’eau gèle avant l’alcool. Les cristaux peuvent alors être retirés, accroissant ainsi le degré d’alcool.

Une bière sur la glace?

On peut nommer cette méthode « distillation par le gel ».  Elle vise précisément à accroître le contenu en alcool, afin de faire titrer la bière au-delà de quatorze degrés. Les grandes brasseries industrielles emploient une méthode dite « à haute densité ». On brasse une bière titrant environ huit degrés, puis on ajuste le pourcentage d’alcool en diluant le produit avec de l’eau déminéralisée, désoxygénée.  On peut ainsi établir de façon précise le pouvoir spirituel de la bière vendue.

Malgré cette exactitude, il arrive que les bières offertes par les grandes brasseries titrent timidement en dessous du chiffre annoncé. Très très rarement au-dessus. La législation tolère une légère marge d’erreur…. Une modeste dilution qui génère des grands profits, compte-tenu des millions d’hectolitres produits. Retenons que l’effet « accroissement de la concentration en alcool » servait strictement la trame dramatique de la mise en marché.

À l’époque, une compétition féroce existait entre les grandes brasseries afin d’éliminer toute forme de saveurs tangentielles dans la bière. Une bonne bière ne devait pas contenir d’arrière-goût, voir même, ne pas avoir de goût du tout. Voilà justement comment Labatt a d’abord promu la Labatt Ice : « Elle est tellement bonne qu’elle ne goûte rien. » Je n’invente pas !

Constatant l’absurdité de l’affirmation, la maison a rapidement retiré cette réclame. Au-delà de toutes ces tergiversations, la maison souhaitait surtout détenir la marque de commerce « ice », ce qui valait une fortune sous l’angle du markéting. Ce qui lui a éventuellement été refusé.

On m’offrait, à moi et à l’Ordre de Saint-Arnould, une occasion de visibilité fantastique avec cette fameuse Labatt Ice. Je soupçonnais que ma future intervention médiatique allait attirer l’attention. Les courriers du lecteur des journaux ont offert une belle visibilité à ma dénonciation. Marc Chapleau, chroniqueur dans le journal Voir, a également dénoncé l’imposture.

Labatt Ice en examen

Alain Bolduc, VP aux relations publiques de Labatt nous a donc conviés, Marc et moi, à aller constater de visu la pertinence des prétentions de son employeur. Mon collègue refusa. Il m’a alors mis en garde du traquenard. Labatt allait essayer de m’intimider ou d’acheter mon opinion. Je me suis donc présenté seul. Le vice-président était accompagné du directeur de la production ainsi que du maître brasseur Michel Gauthier.

Ce fut une visite d’une grande courtoisie. On m’inonda d’informations concernant le brassage, de l’influence catastrophique des polyphénols dans le goût de la bière. Le machin breveté, qui justifiait toutes les prétentions, était vraiment petit, la grandeur d’un fauteuil. En réalité, la brasserie faisait plus modestement appel à un procédé original de filtration. La bière était filtrée au travers des cristaux de glace issue de la bière refroidie. Cette procédure éliminait, semble-t-il, toutes traces de saveurs âpres. Cette action était tellement unique, qu’après l’avoir traversée, le taux d’alcool de la bière augmentait de quelques centièmes. Soulignons que le produit final titrait 5,6 % alc./ vol. Bien en deçà de la tradition bavaroise.

Qui plus est, rien n’empêchait la maison d’ajuster le pourcentage final en y ajoutant de l’eau. Bolduc prétendait qu’il était légitime d’employer une étape de la procédure, ici la filtration, pour qualifier le processus dans son ensemble. Selon sa généreuse interprétation, l’entreprise pouvait légitimement affirmer que la bière était brassée dans la glace. J’étais tordu de rire dans mon silence intérieur « Come on ! » Je me contentai de lui demander : « C’est une très belle explication ça. Comment se nomme le liquide qui passe au travers la slush de glaces ? » De la bière bien entendu. La Labatt Ice avait déjà été brassée. Je crois avoir senti chez lui un rire intérieur. Il savait probablement, lui aussi, que la division de la mise en marché avait poussé cette logique dans les contreforts de l’absurdité.

Tout au long de cette rencontre, les trois collègues me faisaient face, prenaient la parole à tour de rôle. Ils ne pouvaient donc pas se voir. Je ressentais une certaine nervosité au début des échanges. Très vite, j’ai cru entrevoir un clin d’œil de la part de Gauthier au sujet de la Labatt Ice. Plus la conversation avançait, plus il souriait, plus il ajoutait des clins-d’œil furtifs. Plus je constatais sa complicité, plus elle confirmait mes suspicions, plus ma confiance se solidifiait. Mieux, je sentais également Bolduc devenir de plus en plus réceptif à mes explications.

Il n’y a jamais eu l’ombre d’une quelconque intimidation ou de tentative de m’acheter. Une rencontre sous le signe du respect. Quelques années plus tard, Gauthier confirmera le sens de la gestuelle de son visage : « Tes arguments étaient tellement bons…. ». Peu de temps après ma visite, Michel Gauthier quittait Labatt. Il est vite devenu un consultant de premier plan pour l’essor des microbrasseries au Québec. Il a également co-fondé les Laboratoires Maska à Saint-Hyacinthe. J’ai fait appel aux services de cette entreprise afin d’appuyer certaines de mes observations. D’une part, confirmer que le taux annoncé par les grandes brasseries était supérieur au contenu vendu et d’autre part pour valider mes observations concernant certaines bières « infectées. »

De rares brasseurs mettaient en marché des bières comportant des bactéries, ce qui occasionnait un surissement. La stabilité organoleptique était alors irrémédiablement condamnée. Je voulais assurer mon petit derrière avant d’informer le public. Une poursuite pouvant si vite arriver. Gauthier a toujours accepté mes réquisitions, sans jamais me facturer. Dès que j’ai fait connaître ces errances au public, une guerre m’était déclarée de la part des amis de ces brasseries. « Il fallait tuer le messager. » J’y reviendrai.

Michel Gauthier accepta également avec enthousiasme de participer au projet Anneda, celui de créer un style de bière cent pour cent québécois. Un chapitre sera consacré à cette magnifique aventure.

Copyright Mario D’Eer, 2023, toute reproduction interdite. Les vues exprimées ici n’engagent que son auteur.

Mario d'Eer, biérologue, conférencier et auteur
Quand Mario d’Eer découvre la bière belge, c’est le début d’une longue aventure qui le ménera au bout de l’univers brassicole et plus loin!

Fermentation Spontannée

Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec

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