En hommage à Georges Laberge
Au début des années quatre-vingt-dix, le marché des microbrasseries, ainsi que celui de l’importation de bières goûteuses, balbutiaient leurs premiers propos. Il n’existait pas d’information permettant d’y voir clair. Je croyais qu’un dépliant allait faire le bonheur des pubs spécialisés et de quelques dépanneurs. En me basant sur les connaissances que j’avais acquises en brassant à la maison, mes lectures, mon expérience de vendeur chez Wine Art à Laval et les découvertes que j’avais faites pendant mes voyages « récompense-bière-non-fumeur » en Europe, je souhaitais offrir des informations de base afin de faire apprécier ces nouveaux nectars.
Écrire sur les saveurs de bière dans les années 90
Que faire avec un héritage maternel enrichissant inopinément mon compte de banque ? Acheter un ordinateur bien entendu, c’était la mode. Avais-je besoin de ce bidule ? Pas du tout. Se munir d’un PC à cette époque conférait un statut social. J’ai donc investi les deux mille tomates pour un ordinateur « IBM compatible » fonctionnant avec des disques souples de cinq pouces et demi, un écran jaune et noir, ainsi qu’un clavier proposant des touches « Fonction ».
Je m’étais aussi procuré une boîte de papiers pliés en accordéon, troués sur les deux côtés afin de leur permettre d’être remorqués par les dents de l’imprimante « à matrice de points ». La mélodie du « toc qui dit toc » de celle-ci, dans un mouvement horizontal alternatif, frappait sur le ruban d’encre. Une mécanique impressionnante. Le bidule recrachait, ligne par ligne, le texte emprisonné dans la mémoire du « floppy disk ». J’apprenais laborieusement comment utiliser le logiciel WordPerfect 5.1 pour MS-DOS. Une brique référentielle de mille pages pour m’y retrouver.
À l’apparition du signal jaune, je tapais « cd\wp51 », puis le logiciel s’activait. Toutes les manipulations s’opéraient en toute simplicité sur un clavier. Aucune souris ou pavé tactile à manipuler. Il nous proposait des dizaines de combinaisons de clefs afin de naviguer ou éditer dans le document. Pour se déplacer dans le texte, les flèches « Home-Home-flèche-du-haut » pour se rendre au début du document, d’autres combinaisons pour aller au début de la ligne, au début de la phrase, du paragraphe… Choisir un mot ou un passage, toujours à l’aide des flèches, placer le curseur à gauche du mot, appuyer sur « Alt-F4 » puis sur la flèche de droite afin de sélectionner des passages.

Ne pas oublier de faire régulièrement des sauvegardes « F10 ». Combien de textes ai-je perdus par cette omission ou lors d’une simple panne d’électricité ? « Shift-F7 » pour imprimer. Le travail à la dactylo me semblait tellement plus convivial. J’écrivais d’abord le texte à l’aide d’un stylo. Je le recopiais sur la machine. Je voyais le texte en l’écrivant. La page terminée, j’insérais une nouvelle feuille. Une fois la première version de ma composition complétée, il suffisait de la lire, de coder des sections à déplacer, de biffer des passages, ajouter des précisions entre les lignes pour ensuite réécrire le texte au complet.
Je corrigeais ensuite les fautes de la deuxième version, modifiais un tantinet des passages. Je pouvais alors la faire lire à un correcteur pour ensuite dactylographier une troisième version. Presque finale…. Aucune combinaison de clefs à mémoriser. Tellement plus facile ! Je m’ennuyais de ma dactylo. J’entrepris néanmoins de m’initier en rédigeant un dépliant expliquant comment apprécier les différents styles de bières. Fallait quand même donner un sens à cet achat impulsif !
« Shift-F7 » afin que je puisse lire mon introduction. Après que l’imprimante ait piochée sa mélodie, vingt pages avaient été soutirées de la boîte. VINGT PAGES cinq six monarques ! Une introduction de vingt pages.
Les premiers livres sur la bière au Québec
J’étais en train de rédiger un livre ! Je fonçai dans sa rédaction. J’épluchai le contenu des ouvrages sur la bière que je possédais afin de simplifier au maximum l’information, choisir la bonne terminologie – il existait plusieurs termes différents pour définir les mêmes réalités selon que l’ouvrage était belge ou français, ancien ou récent. Quel mot devais-je privilégier pour décrire l’étape du brassage où l’eau est mélangée au malt ? Maïche, salade, empois, ou brassin ?
Est-ce que le malt était concassé ou transformé en farine ? Je me sentais petit devant tout ce vocabulaire, certains mots étaient intimidants, je souhaitais un guide facile à comprendre. Il y avait également des mots à choisir pour nommer des styles. Dans quel style de bières devait-on classer les bières insipides des grandes brasseries ? Comment décrire leurs saveurs? Le mot « désinvolte » me semblait le plus approprié. Duvel ? Michael Jackson l’avait classée dans « Belgium Golden Ale », je préférais « Blonde du diable », comme toutes ses imitatrices s’inspiraient du démon pour les bénir.
Plusieurs défis terminologiques à relever, notamment sur les saveurs. Je devais aussi faire des recherches à la bibliothèque municipale d’Ottawa, notamment sur le mode de fonctionnement de nos percepteurs sensoriels, le nez, la bouche, l’adapter à la dégustation des bières. Encore là, déterminer les mots les plus accessibles. Quelques mois plus tard, après avoir corrigé deux versions de mon livre « La dégustation des bières », je sollicitai le jugement de Claude Rochon, le directeur de l’unité des communications au secrétariat du solliciteur général, là où je bossais. Il accepta avec enthousiasme, me proposa le titre : « La bière à boire ».
Suite aux deux séances de corrections qu’il m’a offertes généreusement, c’est avec ce titre que je postai cinq manuscrits à autant d’éditeurs. Trois réponses positives et deux envois orphelins. Premier oui, les éditions Stanké. L’éditeur associé communiqua avec moi par téléphone pour m’annoncer la bonne nouvelle. Il lui restait seulement à valider avec monsieur Alain Stanké, une formalité selon lui. Renversement de décision. Deuxième oui, les éditions Asticou, de Hull. J’ai découvert le contenu d’un contrat de cession des droits d’auteurs, le pourcentage qui m’était réservé. Je constatais les rudiments du monde de l’édition.
André Couture m’enseignait son univers. J’étais fasciné par toutes les étapes qui intervenaient entre le moment où un manuscrit était approuvé et celui où un livre était vendu. Dix pour cent de droits d’auteur me semblait super raisonnable. Nous avons signé. Deux semaines plus tard, Couture a communiqué avec moi afin de m’informer qu’il devait fermer la maison, les fonds étaient à sec. Si boire.
Troisième oui, Trécarré. Colette Laberge communique avec moi par téléphone. Elle souhaitait coordonner la signature du contrat avec son père, Georges, le fondateur. Il allait se déplacer de Montréal à Ottawa pour l’occasion. J’ai rencontré un homme affable, passionné, généreux, fier de publier mon manuscrit. Il m’a fait me sentir important. Un baume apaisant depuis que j’avais été relégué aux banquettes arrières dans mon poste au gouvernement. Quelques mois plus tard, « Le guide de la bonne bière » était publié. La critique n’allait pas tarder. Elle sera positive, un peu plus que cela même. Cet ouvrage répondait à un besoin.
Ouvrir les valves de la bière
Dès ce moment, des projecteurs éclairaient ma présence sur la scène médiatique. Des brasseries qui étaient sollicitées pour parler bière me référaient : « Appelez ce gars-là, il vient d’écrire un livre. » Mon PC m’avait effectivement procuré un statut social ! J’apportais maintenant des copies de mes guides pour remercier les brasseries que je continuais de visiter dans le cadre de mon programme « récompense-bière-non-fumeur ». Le langage des brasseurs changeait. On ne s’adressait plus à un amateur, mais bien à un « expert » !
Je découvrais d’autres informations. Je mémorisais une terminologie dont j’ignorais souvent le sens, mais en faisant semblant de comprendre. Lors d’une visite chez le voisin, je posais des questions en employant les nouveaux mots. « Ah, mais monsieur est vraiment un connaisseur ! » Je pouvais alors déduire le sens du vocabulaire dans les réponses.
J’apprenais en saint saperlipopette ! Un Big Bang de découvertes. Je constatais, visite après visite, que mon guide constituait vraiment une sorte de gros dépliant proposant un référentiel élémentaire. Il comportait quelques inexactitudes ainsi que des inventions de toutes pièces afin de meubler certains passages.
Certaines de mes fables étaient même paraphrasées dans d’autres écrits, qui ne mentionnaient pas la source, heureusement pour moi. Je souhaitais vivement corriger les erreurs et les remplacer par des informations pertinentes. Mon cheminement dans l’univers fantastique de la bière ne faisait que commencer. J’étais déjà en train de rédiger un deuxième livre.
Quelles saveurs pour la bière québécoise?
«La dégustation…. à portée de tous (p. 7) «Dans l’univers alimentaire, la bière nous offre une source inépuisable de flaveurs. Comme il s’agit d’un aliment naturel, ses saveurs sont en constante évolution et se voient modifiées par les conditions de transport et d’entreposage. Le contexte dans lequel nous la consommons exerce également une influence sur l’effet qu’elle nous procure. Déguster seul ou en groupe agit sur notre réceptivité. En d’autres mots, la dégustation n’est pas statique; c’est une forme de communication ! Comme le souligne si poétiquement Joris Van Gheluwe dans la citation introductive de ce carnet, « savoir déguster, c’est savoir vivre ». L’art de savourer la bière est à la portée de toutes et de tous.»
Tiré du Carnet bière, 2001.
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Fermentation Spontannée
Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité et leur saveurs, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec
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