En Belgique, j’ai connu des moines, des bières et des abbayes.
Les instructions préliminaires étaient explicites:
– Vous pouvez visiter la brasserie, mais pas le monastère.
Avant la visite officielle, l’administration nous avait d’abord conviés, Alain et moi, à un lunch dans un café de Breda, la ville voisine. Outre le protocole diplomatique, on souhaitait nous faire découvrir la toute nouvelle bière en fût que la maison de prières destinait au marché civil. À l’instar de toutes les rencontres que nous avions planifiées pour l’organisation de la Route belge de la Bière, on déroulait un tapis rouge pour nous accueillir. Le brassage se faisait sous la supervision d’un moine, tandis que la commercialisation était poussée par une équipe civile. D’après mes déductions, à en juger par le modèle de Mercedes dans lequel le DG nous conduisait au resto, la brasserie était très rentable.
Après les délicieuses politesses, nous sommes retournés à l’abbaye Notre-Dame de Koningshoeven. Nous allions maintenant être guidés par le moine brasseur pour la reconnaissance des équipements. Nous retournerions ensuite dans les bureaux administratifs afin de négocier les modalités de la visite de la horde, prévue pour le printemps suivant. En nous guidant vers la porte de la brasserie, le grand patron nous rappela que nous n’étions autorisés qu’à la visite des installations de transformation de l’eau en liquide spirituel (disons que ce n’est pas la formulation qu’il a employée).
Le moine Tobia
– Alain et Mario, je vous présente Tobias. Il vous expliquera nos procédures de brassage. On se revoit dans mes bureaux par la suite.
L’image de moine qui jouait dans mon imagination, projetait un homme d’un certain âge, un tantinet bedonnant, portant un visage austère, habillé d’une robe de bure brune. Un jeune homme dans la mi-vingtaine, corpulence athlétique, habillé d’une robe blanche, offrant un large sourire bienveillant, me tendait maintenant la main. Le déséquilibre intellectuel qui a suivi m’a spontanément poussé à lui poser une question également déséquilibrée:
– Excuse-moi de te poser cette question bizarre : quel âge as-tu ?
– 26 ans.
Je nageais de plus en plus laborieusement dans mon délire cognitif.
– Mais que fais-tu dans les moines ? Tu es jeune, tu parais super bien et je suis certain que tu pognes avec les filles…
Avec les gorgées du temps qui passe, je constate mon impolitesse anachroniste. Si la scène se passait aujourd’hui, j’opterais pour la formule : « je suis certain que tu pognes avec les filles et les gars, ainsi qu’avec les autres. »
Ma question ne semblait pas l’avoir offusqué. Il m’expliqua les raisons spirituelles qui le motivaient. Son discours convenu me semblait sincère. La promenade au travers les équipements, suivie de la visite de la source où était puisée l’eau de brassage, la ferme, le bétail qui produisait le lait destiné à la fromagerie, étaient ponctuées de blagues épicées de jeux de mots complices. Un sentiment de fratrie s’était installé entre nous pendant l’heure que nous avions partagée. Au moment où il nous conduisait aux bureaux administratifs, il nous proposa, le visage souriant, un petit détour:
– Est-ce que ça vous tente de visiter l’intérieur de l’abbaye avant de retourner au bureau ?
– Tu parles que OUI !
Jubilations.
En un clin d’œil, au sens propre et au sens figuré, nous franchissions la porte d’entrée du temple des psalmodies.
Nous entrions dans un décors de film. Un endroit dénudé, enveloppé d’un air humide. Toutes les pièces visitées étaient fidèles aux images proposées par les films. L’odeur en supplément. La bibliothèque, la chapelle, les corridors conféraient au lieu une ambiance austère hypnotisante, imposant le respect, la dévotion.
L’endroit semblait désert. Nous déambulions seuls, aucune autre personne en vue, jusqu’à notre arrivée près du réfectoire. Deux moines traversent alors les portes, joviaux, rigolant, se partageant du bon temps. Ils étaient manifestement en état de spiritualité. Avaient-ils consommé le pain liquide de la maison ? Ils en avaient l’autorisation. Les monastères trappistes concoctent une version allégée de leurs bières pour le service intra-muros. La consommation n’est pas limitée… En constatant notre présence, un silence contemplatif s’est imposé. Après nous avoir offert un regard respectueux, dénué de culpabilité, ils ont simultanément penché leurs têtes. Au moment de nous croiser, leurs mains étaient déjà en mode prière. Nous sommes ensuite entrés dans le local, un endroit modestement meublé. Des tables et des chaises sans fioritures, en bois. Des murs nus, pierre sur pierre. Nous étions profondément émus, mon complice et moi.
Tobias nous a finalement conduit aux bureaux administratifs.
Lors de la visite officielle du groupe quelques mois plus tard, j’apprendrai que Tobias avait défroqué. Un vague questionnement de responsabilité déferle à l’occasion dans ma souvenance.
Les discussions concernant les préparatifs de notre future visite étaient bénies par la dégustation d’échantillons d’une nouvelle bière. Un élixir rouquin, titrant 10 % alc./vol. L’offre de la maison: la visite guidée de la brasserie, un lunch froid en trois services, chacun accompagné d’une bière différente. Aucuns frais nous étaient demandés ! Difficile de négocier devant une telle générosité…. La direction souhaitait discuter plus amplement du positionnement du nouveau produit, nous questionnait sur l’image offerte, sur le type de verre à développer. On nous présentait quelques modèles, dont le mini calice en verre de cristal dans lequel nous dégustions les différents échantillons.
Je questionnais l’emploi de la dénomination « quadruple », cherchant à comprendre le lien historique. Je souhaitais par la même occasion valider ma compréhension de l’emploi des qualificatifs « double » et « triple », qui possèdent une justification monacale ancestrale. Je comparais avec le mot ABT (qui se prononce comme c’est écrit et non « abété »). ABT désigne souvent la bière la plus forte en alcool d’une bière d’abbaye. Il ne possède pas de motivation séculaire. Le mot provient de l’anglais « abbot », désignant l’abbé, le supérieur d’un monastère chrétien. Ainsi, la direction civile de la brasserie Koningshoeven avait tout simplement fait le choix séquentiel « quadruple », un alternative à la dénomination ABT, sans autre fioriture.
Au moment de conclure cette réunion, on nous a offert quelques bières, des verres et des babioles. À ma grande surprise, on ne nous offrait pas le joli petit vase dans lequel nous venions de déguster. Le PDG précisa que ce verre n’allait pas être produit. Il ne constituerait jamais un verre officiel. Selon lui, il était inopportun de nous l’offrir. Il refusa même que je puisse rapporter celui que je tenais. J’étais confondu, contrarié. J’avais développé une affection particulière avec ce témoin de nos palabres, que je tenais toujours dans ma main. Une idée saugrenue se transforma subitement en question:
– Qu’arriverait-il si j’échappais ce verre sur le plancher ?
Le directeur m’offrît un large sourire.
– Attendez un instant.
Il s’est rendu dans la pièce adjacente. Il est revenu avec deux caissons de ces verres non-officiels, le visage buriné d’un sourire respectueux.
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Fermentation Spontannée
Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec
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