En 2012, après plusieurs mois de planification, j’ai finalement pu explorer une véritable scène brassicole fermière. C’est qu’à ce moment, rappelez-vous, on croyait que la bière fermière n’était qu’un portrait bucolique d’un passé brassicole mort et enterré. Le seul vestige de cet univers était ces étiquettes de bouteilles qui parlaient de fermes aux boiseries vieillottes, d’animaux dans les pâturages, de soleil plombant rebondissant sur l’orge doré qui s’étend à perte de vue.

Les origines de la bière fermière

Le dessin de la bouteille, lui, montrait souvent des champs, des ballots de foin, des laboureurs se rafraîchissant à même une chope. C’est l’image qu’on aimait visualiser, au 21e siècle, en sirotant une bière de type Saison, par exemple. Dans le monde anglophone, elle porterait le sobriquet ‘Farmhouse Ale’, ou une déclinaison de celui-ci. Cette fascination est tout à fait normale; ce type de bière peut aider tout amateur urbain à maintenir un contact avec la campagne et la terre où poussent les ingrédients tant appréciés. 

Mais qu’est-ce qu’elle avait de si fascinant cette culture brassicole que j’ai découverte encore vivante en 2012, vous dites? C’est qu’à l’époque, on admettait que très peu de brasseurs faisaient pousser leurs propres ingrédients. Moins encore maltaient leurs propres céréales. Ces deux activités représentent un travail colossal qui ne cadre pas vraiment avec les objectifs d’une brasserie qui évolue dans un contexte où elle doit vendre sa production pour éventuellement être profitable. 

Donc, aussi petites soient-elles, 99,9% des brasseries du 21e siècle sont des productions bien spécialisées qui n’intègrent qu’une partie du processus de fabrication de la bière, laissant le soin à d’autres fournisseurs tout aussi spécialisés de cultiver les champs et préparer les matières premières. Officiellement, ces brasseries n’ont pas le temps de s’adonner aux véritables activités de la ferme. Avec raison.

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La Lituanie – ma destination pour ce fameux voyage – allait donc être ma porte d’entrée pour prouver au reste de la planète-bière que la bière fermière existait toujours. Pas d’étiquettes inscrites « farmhouse ale » comme on voyait déjà depuis longtemps aux États-Unis, non, non. Pas de bières fermentées avec des souches de levures d’origine fermière mais achetées d’un laboratoire moderne, non, non. De véritables bières fermières. Conçues avec des céréales cultivées et maltées sur la même ferme qui brasse ladite bière. Houblonnée et aromatisée avec les houblons et les aromates qui poussent dans les champs de la même ferme. 

Des bières fermières traditionnelles encore brassées aujourd’hui

Ce que j’ai trouvé en 2012 (et confirmé à mon retour en Lituanie en 2023) est des dizaines de brasseurs qui travaillaient avec des ingrédients soit de leurs champs, soit de ceux de leurs voisins. Exactement comme sur ces étiquettes de Saison à la belge ou de Bière de Garde à la française qui parlent de la scène brassicole d’autrefois où la bière est consommée autour des labours des champs, sustentant les ouvriers à coup de plusieurs litres par jour.

Constat similaire pour la Grisette wallonne, bière légère historiquement aimée des miniers des mêmes régions; l’alcool d’orge, d’épeautre et de blé produit sur les fermes environnantes faisait partie du quotidien de tout un chacun dans plusieurs régions d’Europe de l’ouest. Voici une petite liste:

La Kaimiškas Alus

Dans le nord-est de la Lituanie, on brasse encore de la Kaimiškas Alus (bière de campagne) ou de la šeimos alus (bière familiale), autant dans le blond (Šviesus alus) que dans le foncé (Tamsus alus). Même les levains sont nourris et maintenus en vie sur les fermes pendant de nombreuses années.

La Sahti

Dans plusieurs régions autour de Tampere, en Finlande, on brasse encore de la Sahti, un gigantesque vin d’orge et de seigle en mode cru (en d’autres mots, non bouilli avant la fermentation). Ce nectar puissant est même intrinsèquement lié au sauna encore aujourd’hui, fait souvent partie de la recette de relaxation. Et pour cause, sa texture riche et ses profondes saveurs maltées assouplissent les esprits au même titre que les vapeurs chaudes du sauna libèrent les muscles de toute tension.         

Ville de Tampere, Finlande
Ville de Tampere, Finlande

La Stjørdalsøl 

À l’autre bout de la Scandinavie, dans les régions norvégiennes de Voss et de Stjørdal, la bière fermière traditionnelle fait surface à chaque temps des Fêtes. À Voss, on concocte de la Vossaøl à partir de malts d’orge que l’on bouille très longtemps afin d’obtenir une caramélisation agréable. On cueille des branches de genévrier commun le matin même du brassin et on fermente avec son propre levain maison, souvent vieux de plusieurs années.  

À Stjørdal, on prépare ses propres malts sur une période d’une dizaine de jours – des malts d’orge qui seront fumés au bois d’aulne local – avant de brasser la Stjørdalsøl pour les nombreuses fêtes et concours amicaux de Noël. Aucune de ces bières n’est vendue.

Le partage et la reconnaissance dominent plutôt ces traditions de bière fermière de toute façon. Et l’esprit des Fêtes ne serait pas respecté, évidemment. Après tout, Grand-Maman n’oserait jamais nous faire payer pour ses tartes qui garnissent les tablées de ce temps de l’année. 

Et si on quitte l’Europe? Il y en a autant, sinon plus, de la bière fermière, encore brassée aujourd’hui! Par exemple, du Bhoutan jusqu’au Népal, la bière fermière est servie lors de longs rituels funéraires. Qu’elle soit conçue avec du blé, du millet, du riz ou du maïs importe peu.

Comme toute véritable bière fermière, elle prend source dans les champs environnants et sert à célébrer des moments, joyeux comme spirituels, où l’homme se détache de ses préoccupations pécuniaires. La même chose existe dans plusieurs pays africains aussi. Le sujet est si vaste que de nombreux livres pourraient y être dédiés…

Les bières fermières du Québec

De Terre à Boire (en Montérégie) à MacAllen Farm & Brewery (dans Lanaudière), de la Ferme Du Tarieu (en Mauricie) à Auval (en Gaspésie), de nombreuses microbrasseries québécoises explorent maintenant le concept de la bière fermière à leur façon. 

Contrairement au modèle mondialement reconnu qui consiste à se pourvoir de ses malts chez des malteries spécialisées, ses houblons chez des houblonnières, ses fruits et autres aromates chez des cultivateurs-cueilleurs, ces fermes-brasseries ont décidé de faire pousser une bonne partie de leurs propres ingrédients eux-mêmes et ce, tout en gérant une brasserie, un pub, une distribution de leurs produits et j’en passe. Les défis sont énormes, mais le nombre d’entreprises de plus en plus près de leurs propres terres augmente tranquillement mais sûrement. À suivre dans la deuxième partie de ce dossier…


Martin Thibault Coureur des Boires

Martin Thibault, expert en biérologie et chroniqueur et conférencier se spécialise dans la bière traditionelle. Martin écrit également sur son blogue Les Coureurs des Boires et parcourt le monde à la recherche des traditions brassicoles ancestrales.

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Le grand voyage du KVEIK

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