Pierre-Olivier Bussières est l’animateur du podcast “Le Temps d’une Bière“, une émission balado qui explore l’histoire de l’alcool, des drogues et des mythes.
L’orge pourrait être au coeur de la civilisation. C’est l’une des premières céréales cultivées, l’une des plus nutritives et l’une des plus résistantes. C’est aussi la première monnaie et le premier système de mesure. Plus important encore, l’orge pourrait avoir convaincu nos ancêtres de se sédentariser.
La présence d’orge (ordeum vulgare) est confirmée dans le Croissant fertile il y a déjà 15 000 ans, et sa domestication remonterait à plus de 10,000 ans en Mésopotamie. On pense généralement que l’orge était la principale céréale cultivée en dans la région. Un grau de pois chiches et d’orge aurait été un plat principal, accompagné de pain et de bière.
Sans doute en raison de sa forte valeur nutritive et symbolique, l’orge a acquis très tôt une valeur monétaire au royaume de Sumer, devenant ainsi la première monnaie dans l’histoire. D’après l’Encyclopédie en ligne de la monnaie, l’orge et l’argent avaient toutes deux une valeur monétaire officielle. “L’unité monétaire standard était un shekel, égal à 180 grains d’orge, ou un poids fixe d’argent.” Patrick McGovern, Directeur scientifique du projet d’archéologie biomoléculaire pour la cuisine, les boissons fermentées et la santé au musée de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie, offre une nuance : les premiers stades du développement urbain au Proche-Orient avaient déjà établi un système de troc; des valeurs d’échange fixes pour des biens comme l’orge étaient en place avant l’avènement de la monnaie proprement dite.
L’orge a ensuite migré avec les populations humaines vers l’Europe et l’Asie il y a plusieurs millénaires. En Chine, on trouve des traces de culture d’orge il y a 4000 ans. En Europe, c’est par la Grèce que l’orge fait son chemin. Bien que les Grecs n’aient aucune trace écrite attestant de la consommation de bière dans leur pays, des sources indirectes confirment qu’ils connaissaient la bière et consommaient de l’orge.

Cependant, son usage différait largement de ce qu’on connaît aujourd’hui. Selon le botaniste et agronome allemand Fridedrich Kornicke, l’orge n’était ni destiné à la bière ni au pain. «les Grecs utilisaient rarement l’orge pour le pain. Il était torréfié et grossièrement moulu, peut-être à l’origine pour faciliter la mastication, mais plus tard pour préparer une bouillie avec de l’eau. Le produit, l’alphita, était l’équivalent du pain quotidien pour de larges segments de la population.» À l’époque gallo-romaine, les Gaulois utilisaient cette céréale à plusieurs fins: nourrir leur bétail, fabriquer un pain rudimentaire et préparer la cervoise, bière fortement aromatisée du temps.
Dans l’Europe médiévale, la céréale devient progressivement omniprésente grâce à la mutation progressive des cervoises et des gruits – boissons aromatiques faiblement alcoolisées – en boissons à base d’orge. C’est au XVIe siècle que l’orge commence à supplanter le seigle et l’avoine comme principale céréale brassicole. Le fameux décret de 1516 du duc de Bavière – mieux connu sous le nom de Reinheitsgebot – limitait la production de bière à trois ingrédients : eau, orge et houblon (On ne connait pas alors la levure). Ce décret sur la pureté des ingrédients a rapidement contaminé rapidement tout le Saint Empire Germanique avant de devenir une norme largement acceptée, bien que des bières aromatisées de type gruit aient continué à être brassées jusqu’au XXe siècle.
Le décret est bien connu aujourd’hui pour avoir cimenté la production de bière dans les États allemands pendant des siècles, mais il n’a pas eu l’effet plus ou moins absolu qu’on lui prête aujourd’hui. Bien avant l’édit de 1516, plusieurs duchés, villes et principautés avaient déjà rationné, voire interdit, l’utilisation de certaines céréales lors famines ou disettes. Ainsi, lors d’un grande famine à Londres au XIIIe siècle, les rares céréales disponibles furent réquisitionnées pour la fabrication du pain. Il existe un délicat rapport de force entre le blé, plus fragile mais plus utile au pain, et l’orge, plus solide mais plus utile pour la bière: de tels décrets permettent d’assurer une gestion de céréales en fonction des besoins réels de consommation.
Si l’orge est plus adaptable et plus résiliente, il serait logique de conclure que le commun des mortels ait plus souvent misé sur celle-ci que sur les autres céréales comme le blé. Est-ce que l’orge est pour autant plus fiable que le blé pour les récoltes ? Étonnamment, non. Certaines études des fluctuations du prix des céréales en Angleterre montrent que les récoltes d’orge étaient souvent plus désastreuses que celles de blé!
Des Dieux et des Orges
L’omniprésence de l’orge dans les sociétés anciennes est confirmée par son rôle important dans la mythologie. De L’Égypte au Levant, les conditions fertiles du Proche-Orient présentent une aridité chronique et des précipitations irrégulières qui donnent à la culture de la céréales une dimension cosmique. Pluie, orages et disettes sont les caprices des Dieux qui exigent sacrifices et libations. La relation avec les forces insondables du monde est transactionelle. Pour irriguer la terre, assurer la récolte, et éviter la famine, il faut rendre hommage aux dieux tout-puissants. Qui demande doit donner, et souvent le don prend la forme d’une libation alcoolisée : “A partir du néolithique, vers le cinquième millénaire avant notre ère, l’apparition de denrées alimentaires et de boissons alcoolisées parmi les offrandes funéraires seront persistantes dans le dossier archéologique”.
Chez les Égyptiens, Osiris était associé aux céréales et représenté avec des épis d’orge. Les Égyptiens façonnaient des statuettes contenant des grains d’orge pour les arroser et les faire germer. La naissance de l’orge symbolisait la résurrection d’Osiris, tué par son frère Seth. C’est que les premières sociétés agraires ont presque toujours associé le renouvellement des saisons avec une image divine de mort et de retour à la vie. L’un des exemples les plus évidents est le cas de Dionysos, dont la vigne représente aussi le retour aux vivants. Boire une coupe de vin signifie ainsi, métaphysiquement, devenir Dionysos et surpasser la condition humaine.
Autre figure fondamentale, la déesse Démeter est étroitement associée avec l’orge en tant que déesse de l’agriculture. Quand Démeter s’arrête dans la plaine d’Eleusis, bouleversée par la perte de sa fille, de simples mortels lui offrent une cruche de vin qu’elle refuse : elle demande une simple boisson à base d’orge. Par la suite, elle demande au roi local de faire ériger un temple à son honneur, qui hébergera pendant deux mille ans les mystères d’Eleusis. Ce rite sacré, considéré par Cicéron comme la plus grande merveille de la Grèce, repose sur un sacrement secret consistant à boire une boisson à base d’orge possiblement contaminée à l’ergot, un puissant hallucinogène.
Les Égyptiens étaient aussi avides d’orge. Ils façonnaient des pains de froment en plus de l’utiliser pour une quinzaine de types de bières. La découverte des papyrus d’Ébers a également confirmé une dimension médicale: l’orge était utilisé comme medicament contre l’inflammation. On utilisait même l’orge pour connaître le sexe de l’enfant à naître. En effet, les femmes enceintes urinaient sur des grains d’orge: si le grain germait la journée suivante, le sexe de l’enfant serait féminin. (Récemment, un groupe de chercheurs a vérifié cette idée en laboratoire avec 80% de succès.)
Au coeur de la révolution agraire?
Il est probable qu’une combinaison d’orge et d’emmer (un cousin moins appétissant du blé moderne) était au centre de l’agriculture du Proche-Orient. Avec le réchauffement climatique qui a commencé vers -9000 avant J.-C., ces céréales seraient devenues suffisamment abondantes pour permettre une culture semi-occasionnelle. Au fil des générations, la douceur du climat et une nouvelle abondance de nourriture auraient favorisé la croissance démographique et, ce faisant, encouragé une gestion plus structurée des récoltes. La production semi-sauvage d’orge, capable de subvenir aux besoins de sacrements religieux, aurait achevé de lier les groupes humains du Proche-Orient à la terre à une époque où le pastoralisme avait déjà largement succédé aux sociétés de chasseurs-cueilleurs.
Dans les années 1950, la découverte d’orge malté antérieure à l’agriculture a bouleversé les idées reçues sur les origines de la civilisation. L’orge, aussi menue soit-elle, représentait un défi de taille à l’explication conventionnelle du pain comme origine de sédentarisation. C’est Jonathan Sauer qui a lancé le débat lors d’un symposium en 1953 autour de la question suivante : qui est venu en premier, la bière ou le pain? L’un des arguments avancés dans le symposium, bien défendu depuis, est que la découverte de la fermentation aurait été un catalyseur de la sédentarisation : la céréale gâtée par la moisissure aurait été plus facile à stocker et à consommer sous forme de bière:
Notre propre explication des débuts de la céréaliculture est cohérente avec le modèle bioculturel de l’évolution de la cuisine. L’élément clé de cette explication, l’événement qui a « amorcé la pompe » et conduit les gens à choisir d’investir de l’énergie dans la collecte et la propagation du blé et de l’orge sauvages, a été la découverte de nouvelles techniques de transformation des aliments : la germination et la fermentation de ces céréales.
Bread and Beer: The Early Use of Cereals in the Human Diet
Pourquoi la bière?
L’orge a un autre atout dans son sac. Sa germination est facile à forcer lors du maltage, et son épaisse enveloppe permet une bonne conservation et une filtration naturelle lors du brassage. “C’est le maltage effectué avec l’orge qui permet à celui-ci de produire les enzymes nécessaires à la transformation. À la fin du processus de maltage, on obtient de l’amidon et les enzymes pouvant les transformer, mais les enzymes obtenus sont inactifs.”
Toutes les céréales de base de la planète (maïs, riz, sorgho, mil, orge et blé) sont compatibles avec le brassage de bière. Leur domestication aurait donc fourni davantage de céréales pour la production de bière en masse . Mais aucune ne surpasse l’orge en terme de valeur nutritionnelle pour une boisson fermentée. En plus d’être adaptable et résiliente, elle est plus nutritive que la majorité des autres grains disponibles à la fin du Néolithique. Composée de glucides complexes, l’orge est constituée de protéines et d’une petite quantité de matière grasse. À cela s’ajoute encore le zinc, le sélénium, le fer, le phosphore, le magnésium ou le cuivre.
Si le débat commence à dater, il est loin d’être clos. Il faut prendre les témoignages de l’archéologie avec un grain d’orge car les causes de la civilisation sont multiples et complexes. Mais l’historien et le brasseur peuvent s’entendre sur une chose : sans orge pour malter nos bières, l’histoire de la bière aurait eu bien du malt!
Pierre-Olivier Bussières
Animateur du podcast Le Temps d’une Bière