L’eau de vie : le secret le moins bien gardé de l’alchimie médievale

Histoire de la bière

Pierre-Olivier Bussières est l’animateur du podcast “Le Temps d’une Bière“, une émission balado qui explore l’histoire de l’alcool, des drogues et des mythes.

Qu’est-ce que l’alchimie? De la métallurgie shamanique? Une proto-science? De la magie? Un rit païen? Un héritage d’une sagesse ancienne? Une quête d’immortalité? Si, pour la plupart, le dossier est remisé dans le tiroir des superstitions médiévales, certains voient dans l’alchimie l’expression d’une religion alternative au christianisme triomphant.

Quoi qu’il en soit, la fascination pour ce courant de pensée unique montre à quel point l’alchimie continue de fermenter dans notre inconscient collectif. L’alchimie est aussi un sujet fascinant parce qu’elle touche à tout : la méthode scientifique, la pensée médiévale, l’astronomie, la métallurgie, la chimie, l’histoire et…l’alcool.

Revenons aux bases: au coeur du mystère alchimique, on trouve la pierre philosophale, ce “Grand Oeuvre” qui serait tantôt un outil permettant la transmutation du métal en or, tantôt un symbole spirituel vers la transcendance.

Du 10e au 16e siècle, de nombreux savants européens se cassent la tête avec de grandes inventions pour tenter de créer une matière capable de changer le monde. « La pierre philosophale est censée à la fois transformer des métaux en argent et en or, permettre de préparer un remède pour éradiquer toutes les maladies, et prolonger la vie jusqu’au terme prescrit par Dieu, soit environ jusqu’à 120 ans », explique Didier Kahn, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’alchimie. 

Une alchimie médievale?

Si on accorde tant de foi à la transformation de la nature, c’est parce qu’on perçoit le monde comme étant à la fois représentation et essence. Ainsi, l’ajout de l’essence de l’or au plomb permettrait à ce dernier de se purifier. Jusqu’au 16e siècle, les mineurs allemands persistent à croire que le minerai peut continuer à croître s’il est bien entretenu. Si la pierre croît, tous les métaux peuvent également croître et se développer jusqu’à la purification ultime : l’or. Ainsi, l’alchimie est analogue à l’entretien d’un jardin cosmique.

Dans un monde occidental encore obsédé par la médecine du Grec Gallien, on croit que la nature est composée de quatre éléments : le chaud, le froid, l’air et la terre. La redécouverte des textes d’Aristote, grâce aux copistes arabes et persans, apporte un nouvel élément de spéculation sur la composition de l’air, considéré le cinquième et dernier élément de la nature. Théologiens, philosophes et alchimistes sont à couteaux tirés à propos de cette fameuse quintessence qui serait, croit-on, la clé de l’univers.

Capturer le ciel dans une bouteille

Or, les alchimistes ont un gros problème: la pierre philosophale résiste farouchement à l’inventivité humaine. Malgré tous les trésors de créativité investis dans leurs recherches, les alchimistes ont beaucoup de mal à atteindre le fameux Grand Oeuvre. C’est souvent après leur mort que de grands personnages tels qu’Albert le Grand et Nicolas Flamel sont associés à la découverte de la pierre philosophale.

De leur vivant, ceux qui prétendent avoir transformé le plomb en or usent souvent de subterfuges et sont condamnés à mort par des rois offensés. Il faut attendre le 16e siècle avant l’invention de la balance hydrostatique, qui permet de falsifier les affirmations pétulantes d’escrocs utilisant le laiton pour faire croire à la transmutation.

Pour Claude Gagnon, docteur en philosophie à l’Institut d’études médiévales de l’université de Montréal, l’alchimie dans l’Europe médiévale s’adapte progressivement pour perfectionner son Grand Oeuvre.

Le chercheur Antoine Calvet souligne qu’au cours du Moyen Âge, « l’alchimie ne cherche de moins en moins à fabrique de l’or mais à créer plutôt un élixir. » L’élixir en question  est bien l’al-kuhul en arabe, devenu l’alcool mais aussi l’arak, répandu dans le Machrek ancien bien avant l’Islam. On retrouve encore aujourd’hui cette boisson sous différentes formes au Moyen-Orient, notamment au Liban.

Si les Grecs et les Chinois de l’antiquité avaient effectivement théorisé la distillation, c’est aux alchimistes arabo-persans qu’elle fut réellement mise en pratique. L’honneur revient à Jabir ibn Hayyan (appelé Geber) , qui nomme araq (sueur), les gouttes d’alcool produites par son procédé rudimentaire.

Al-Kindi, médecin à Bagdad au 9e siècle, et Abulcasis, médecin à Cordoue au 10e siècle, affinent ensuite le procédé. C’est par l’intermédiaire de moines espagnols que la technique s’est ensuite introduite en Europe, où elle a été améliorée par l’utilisation de serpentins d’eau froide capables de condenser efficacement l’alcool du vin.

Dès que la pratique de la distillation est diffusée en Europe, elle devient rapidement une pratique médicinale bien populaire. Ce qui est inimaginable aujourd’hui, c’est que les spiritueux à base de vin étaient la médecine de prédilection de l’élite européenne. Ainsi, du 11e au 15e siècle, l’aqua vitae (eau de vie) est d’abord et avant tout un remède. Cette conception n’est pas sans rappeler l’approche grecque et égyptienne du vin : ce solvant naturel qui « adoucit les humeurs » et qui est souvent agrémenté de plusieurs herbes médicinales, parfois hallucinogènes.

L’alcool dans les yeux d’un alchimiste

Rappelons que les alchimistes veulent manipuler le monde physique pour accéder au monde métaphysique. L’alcool est perçu comme une captation du ciel, cet au-delà omniprésent qui pose un éternel défi aux savants médiévaux.

Les alchimistes croyaient que leur alambic leur permettait d’atteindre le monde supra-lunaire, vide des quatre éléments et composé plutôt de la cinquième essence (la quinte-essence) qu’ils pouvaient extraire de leur alambic et qui leur donnait une eau-de-vie toute spirituelle venant de cet au-delà. Le nom eau-de-vie vient de cette incompréhension de l’origine de l’alcool en laboratoire. Alchimistes, rois et autres buveurs ont longtemps compté sur les vertus de cette « eau de la vie » pour guérir de nombreuses maladies ou prolonger la vie. Claude Gagnon ajoute:

Les distillateurs auraient donc été, dans cet axe imaginaire, d’authentiques astronautes. Il se représentaient l’intérieur de leur alambic comme une reconstitution in vitro de l’espace supra-lunaire, où se situe la cinquième essence et d’où les comètes partent pour venir renouveler sur terre la transmutation perpétuelle des éléments en différentes substances.

L’Alchimie dans l’Europe Naissante, Claude Gagnon.

C’est ici que la poursuite de l’alchimie fait écho aux grands thèmes mythologiques. La Grèce antique connaissait le rituel des Mystères d’Éleusis, un mystérieux sacrement basé sur la consommation d’un breuvage sacré potentiellement hallucinogène.

Le Rigveda, texte religieux fondateur de l’hindouisme, fait l’éloge du Soma, boisson divine par excellence. Et enfin l’Avesta, texte religieux fondateur du zoroastrisme, relate les bienfaits du hamoa. S’agit-il d’un vieux réflexe qui faisait croire aux alchimistes que le secret du monde était dans un élixir, ou tout simplement de l’extase religieuse investie dans une boisson enivrante?

Ces théories, aussi farfelues soient-elles, témoignent de la pertinence de la question alchimique pour l’esprit moderne. À cheval entre la pensée magique et la démarche scientifique, l’alchimie promet un voyage initiatique à travers le bagage humain via la transformation des corps.

L’humain post-moderne, malgré toute sa prétention à la rationalité, est néanmoins tiraillé par la promesse d’un paradis perdu et l’angoisse d’un lendemain incertain. C’est du moins ce que disait le célèbre ethnobotaniste américain, Terrance Mckenna, pour qui la civilisation de l’exploitation est coupable d’avoir oublié ces premiers rites ancrés dans la nature.

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