De la bière au grog : une histoire moderne de l’alcool en haute mer

C’est bien connu, la bière est l’eau préférée des marins en haute mer ! Jusqu’au 16e siècle, tout voyage de plus d’une semaine sur les mers d’Europe s’accompagne d’un lourd chargement de bière. Plus tard, punch, gin et grogs sont devenues monnaie courante.

À regarder les habitudes de consommation en navire, l’historien naval tombe devant un curieux phénomène. Tout au long de l’histoire maritime, l’alcool a joué un rôle absolument fondamental, influençant jusqu’à la stratégie navale et la géopolitique mondiale. Inversement, les guerres intercoloniales ont eu un impact colossal sur l’évolution de certains alcools.

Bière et vin : carburant maritime de l’Antiquité

La Méditerannée a été la mar nostrum romain, après avoir été le burean de poste de la Grèce ancienne. Ses deux puissances ont inondé la mer d’amphores de vin, à la fois nécessaires pour l’hydratation parce que l’eau se gâtait trop vite, et comme marchandise d’exportation hautement lucrative. Les Grecs, bien avant les Romains, avaient perfectionné l’art de la naviguation et du commerce. Par contre, ce seraient les cannanéens, puis les phéniciens, qui auraient d’abord exporté le vin vers l’Europe, étant eux aussi de grands naviguateurs et d’excellents commerçants.

Étrangement, la technologie navale avait peu évolué de l’antiquité jusqu’au 16ème siècle. Le cabotage restait de mise pour toute grande expédition. Les designs de navire aussi. Autre chose qui a été remarquablement continu : c’est l’espace considérable réservé à l’alcool de garde sur les navires. On voit par contre une transition, au moyen âge, vers la bière comme instrument d’hydratation principale, le vin devenant plutôt un produit de luxe. Il ne s’agit pas, en réalité d’une véritable transition.

Les Romains, tout comme les Grecs, méprisaient fameusement la bière. Une fois l’empire écroulé, les boissons fermentées connues des autres cultures européennes ont tout simplement gagné du terreain économique et culturel, en plus d’être plus facile à préparer. Ainsi voit-on se consolider le nouveau prototype de la bière européenne, une cervoise, un gruit, une ale aromatisée aux herbes du coin. À la fois nourriture, remède et petit buzz de matin.

La bière de l’époque, bien que faiblement alcoolisée par rapport à la moyenne des bières modernes, est néanmoins utilisée pour empoisonner la bactérie et ainsi préserver la bière pendant les quelques semaines nécessaires à l’accomplissement d’une mission commerciale. Les marchands de la Ligue Hanséatique – une sorte de confédération de cités-franches – standardiseront cette pratique en ajoutant de grandes quantités de houblon dans les barriques, créant ainsi l’ancêtre (méconnu) des IPAs.

Cependant, vers la fin du 17e siècle, le vent tourne. Les progrès technologiques permettent d’incroyables percées maritimes : de nouveaux navires immenses décollent vers les quatre coins du monde avec, à leur bord, la soif de nouveaux territoires. En même temps, grâce aux alchimistes, aux traducteurs arabes de l’Antiquité et à la médecine européenne, la distillerie passe d’une science occulte à un remède miracle pour presque tout. On commence à distiller du vin à travers toute l’Europe de l’Ouest, notamment en Angleterre.

Une bouteille (de rhum) à la mer

Au 17e siècle, l’Europe de l’Ouest se jette à corps perdu dans les spiritueux et ce, suffisamment pour faire dire aux hérauts de la presse anglaise que l’apocalypse est imminente. L’élite anglaise s’affole à l’idée que la populace se laisse ravir par le puissant gin, ennemi de la productivité moderne…

Toutefois, ce qui affole Londres fait aussi le bonheur de son amirauté. Les produits de la distillerie (brandy, whisky, scotch, gin, etc.) offrent également un avantage militaire incomparable sur l’océan. Dès 1655, la plupart des navires anglais ont ainsi échangé la ration de bière pour une ration de rhum.

Contrairement à la petite bière, les spiritueux ne surissent pas. Il suffit d’en verser un peu dans une portion d’eau pour tuer les agents pathogènes. Mais ce n’est pas tout : les spiritueux prennent bien moins de place que les fûts de bière. Pour une même quantité d’alcool, les spiritueux prennent beaucoup moins d’espace que la bière, permettant ainsi de réaliser des économies d’échelle.

La naissance du grog

C’est le vice-amiral Edouard Vernon qui introduit la formule magique par laquelle le fort remplace définitivement la petite bière comme boisson de prédilection de la marine britannique, une pratique qui sera ensuite adoptée par les autres grandes puissances de l’époque, avant de disparaître au crépuscule du 20e siècle. Vernon, un officier juste et respecté, présente le cocktail à son équipage lors d’un voyage dans les Indes Occidentales en 1740. Le grog est constitué à 50% de rhum, et à 50% d’eau, avec une soupçon de sucre et de jus de citron (quand c’est possible) pour combattre le scorbut.

Autre précision historique : c’est la marine britannique qui boit le grog, et non son ennemi juré, le pirate des Antilles! La majorité des pirates à succès qui se réfugient dans les Caraïbes et qui pillent les galions espagnoles et les frégates anglaises se font un point d’honneur de ne pas boire le cocktail maudit du pavillon britannique!

D’ailleurs, ce n’est pas si surprenant; ce n’était pas votre cocktail habituel ! Il est fort possible qu’une portion de grog vous aurait arraché la gueule. À l’époque, le rhum a encore une vilaine réputation, avec des taux d’alcool par volume avoisinant le 60%.

Comme nous le raconte Charles dans l’épisode ci-dessous du Temps d’une Bière, l’introduction du grog dans la marine britannique est loin d’être une panacée parce que maintenant, il faut s’occuper des gens qui prennent un coup…

Parlez en bien, parlez en malt, le grog laissera une empreinte durable dans notre psyché collective d’amateurs de bonne boisson. Ma propre grand-mère préconisait une ponce de gin pour conjurer le mauvais sort. Sa recette, un mélange d’eau chaude, de miel, de gin et de citron, n’était pas si différence de celle du bon vieux vice-amiral Nelson.

La marine britannique abandonne finalement son système de rationnement en 1970. Le grog, lui, a poursuivi sa renommée, passant de boisson de survie à cocktail de luxe!

Pierre-Olivier Bussières, animateur du balado Le Temps d’une Bière

Pendant que vous y êtes, allez voir le balado de notre ami Charles

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