Le mot pitoune fait partie de ces mots québécois qui signifient tout et rien à la fois. On a beau jeu d’essayer de l’expliquer ou de le traduire sans faire de grands détours. C’est un terme à la fois attachant et ambigu, qui illustre parfaitement l’évolution du langage populaire dans la Belle Province.

Pitoune : une histoire de bois et de bûcherons

Le plus ancien usage attesté du mot pitoune est « une galette faite avec de la farine de sarrasin et de la mélasse  » (Hector Berthelot, 1884). En 1980, Léandre Bergeron, dans son Dictionnaire, rapporte que le mot pitoune désignait à l’origine un alcool artisanal, probablement une sorte de bagosse. Cette définition axée sur la pauvreté ouvre une hypothèse : pitoune dériverait de pitance, tandis que pitoune au sens d’insulte dériverait de « pitchoune » (« petite » en occitan).

Une autre hypothèse situe le mot en dehors des langues européennes. Dans son ouvrage Les Américanismes du parler canadien-français publié en 1956, Jacques Rousseau note que le mot pitoune est d’origine amérindienne, mais peu d’autres sources disponibles aujourd’hui le confirment.

Le mot finit en tout cas par se trouver une maison sémantique dans les camps de bûcherons. Les pitounes étaient des troncs d’épinettes fraîchement coupés de quatre pieds de long. Une fois coupées, les troncs étaient transportés du campement à la scierie.

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Mais acheminer le bois du camp au port le plus proche n’est pas une mince affaire. En réalité, il s’agit d’une aventure longue, sinueuse, risquée et dangereuse. La taille exacte du billot de bois était de la plus haute importance. Sciez trop long et vous aurez des embâcles dans votre pelle, sciez trop court et votre bois risque d’être inutilisable sur le marché.

On sait que le terme pitoune désignait à l’origine les troncs fraîchement abattus qui, à la fonte des neiges et au dégel des rivières, étaient descendus jusqu’aux moulins en troncs de 8 pieds, bientôt remplacés par des troncs de 4 pieds afin de faciliter le transit et d’éviter les embâcles. Ce sont ces mêmes embâcles qui expliquent la nécessité – et le danger – du métier de draveur. Et puis il y a eu la bûche, beaucoup plus sécuritaire, mais longue de 13 pieds.

Qui étaient les draveurs?

Les draveurs sont la classe d’ouvriers de chantier qui prennent la relève des bûcherons et veillent à ce que les billots arrivent à destination. Mais les nombreux détours du fleuve, combinés aux quantités diluviennes de bois expédiées du Québec vers l’Angleterre et les États-Unis – en grande partie de l’épinette – créaient les conditions inévitables de nombreux embâcles. Ainsi, les draveurs se promènent le long des rivières pour déloger – déjammer – les troncs coincés dans un coude de la rivière.

Dans La vie dans les camps de bûcherons au temps de la pitoune, Raymonde Beaudoin explique ainsi la relation entre draveur et pitoune:

Dans les très belles forêts de la Mauricie, les hommes « bûchaient à la mitaine » la plupart du temps. Quand l’accès au bois était difficile, les hommes travaillaient à la garde avec un cheval en équipe.

La coupe du bois était une chose. Les bûcherons devaient corder au fur et à mesure. C’était eux qui étampaient ensuite chaque pitoune, étape essentielle avant le passage des mesureurs. Quand tout le bois était coupé, pour plusieurs bûcherons, la run était terminée.

Le jobber devait alors s’occuper du charroyage à temps plein. La condition des chemins de l’époque ne permettait pas le transport par camion.

Dans un gros camp, le jobber pouvait garder une vingtaine d’hommes comme charretiers. Ils n’avaient comme outils qu’un crochet à pitoune et leur hache.

Quand la pitoune vire de bord

Au fil du temps, le mot pitoune est sorti des rivières pour entrer dans le langage courant. Selon certains, le mot pitoune serait sorti du contexte forestier à l’époque des grands voyages vers le Maine, peut-être même lors de la grande vague d’émigration de 1830 à 1930. Les bons Canadiens français, catholiques, respectaient leurs vacances sacrées en ne travaillant pas, ce qui leur laissait tout un dimanche pour glaner en ville. Les Américains, qui auraient appelé ces camps de travail catholiques happy towns, les ont raccourcis à la longue pour faire entendre pitoune.

Le pourquoi et le comment sont incertains, mais nous savons qu’en 1930, le changement péjoratif était entré dans la culture populaire. Dès 1919, le terme pitoune apparaît comme un surnom pour désigner une femme, généralement très jeune ou d’un rang social peu élevé, dans un mémoire présenté à la Société royale du Canada. Si cette définition renverse la première, c’est peut-être aussi grâce au déclin progressif de la drave au Québec.

En 1930, la chanteuse Mary Travers (La Bolduc) l’utilise comme titre d’une chanson sur une jolie fille qui n’est ni trop grande ni trop petite. Deux ans plus tard, en 1932, un romancier québécois choisit ce nom pour désigner un cheval.

Y a-t-il quoi que ce soit en commun avec les deux définitions? Difficile de trouver un lien direct en dehors de l’anglicisme écourté de Happy Town et l’insulte complaisante d’une femme attirante. En fin de compte, la fin des chantiers de drave probablement contribué à sortir le mot de l’usage courant. Le nouvel usage, bien qu’il soit désobligeant, serait donc un écho américain de nos temps dans les camps.


Le Temps d'une Bière Pierre-Olivier Bussières

Pierre-Olivier Bussières : chroniqueur pigiste et analyste de risque, Pierre s’intéresse aux marchés de l’alcool et aux technologies disruptives. Il a notamment écrit pour Global Risk Insights, the Diplomate, La Montagne des Dieux, Diplomatie, Reflets et Impact Campus.

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