En hommage à Willy Van Drom
À l’automne 1983, j’écrasais ma dernière du Maurier format royal avant d’embarquer dans le B747 de Wardair à Mirabel. Les trois clous de cercueil résiduels dans le paquet ont pris le chemin de la poubelle, avant le poste de sécurité. À l’autre bout du voyage, la Belgique m’attendait, et sa bière…
Le début d’un long voyage en Europe était le meilleur moment pour stopper cette lente marche vers le cancer. N’est-ce pas ? J’ai découvert la marque Camel quelques heures après l’atterrissage. Le bonheur retrouvé. C’était facile d’arrêter de fumer, je l’avais déjà fait quarante-huit fois. Un grand champion. La quarante-neuvième allait probablement être la finale, serment de fumeur. Je n’étais quand même pas pour me taper un sevrage pendant le voyage de mes rêves. Savoir s’adapter est une grande sagesse.
La beauté des bières belges
La Belgique avait la réputation d’offrir plus de cent bières différentes. Cette promesse faisait osciller ma luette de plaisirs anticipés. Je n’ai pas toutes goûté ses filles du soleil, mais je les ai toutes aimées, passionnément, sauf peut-être la Orval, d’une amertume trans-frontalière. Parmi les découvertes, un saperlipoppette de gros coup de foudre.
Nous honorions alors le protocole fraternel chez De Fortuin, sur la Grand-Place de Sint-Niklaas, avec la Stella en fût. On payait la tournée chacun son tour. Nous étions cinq, nous avons donc bu cinq Stella. De modestes verres de vingt centilitres quand même ! Pour s’offrir une Maes Pils en fût, nous devions aller dans l’estaminet voisin, De Graanmaat. Ces deux marques ne fréquentaient pas les mêmes établissements, compétition oblige. Je préférais cette dernière. Cinq nouvelles consommations. Cette année-là, la valeur du dollar canadien faisait de nous des riches en Europe. J’ai donc offert une nouvelle tournée. On m’a imité.
Duvel, une bière de rêve
Alors que tous et toutes ont ensuite sagement choisi de retourner à la maison sur Verbindingsstraat, quelques rues à l’Est, Willy m’a personnellement convié au Panda en me disant : ⁃ Tu es prêt pour une Duvel.
Je lui ai fait confiance.
Le serveur s’est approché, tenant dans une main un petit plateau ovale, sur lequel un verre vide était accompagné d’un bol d’arachides. Dans l’autre main, la bouteille à doubles épaulettes. Il a placé le plateau sur la table, a soulevé le verre, puis a vidé délicatement le nectar doré dans le vase.
Il a alors déclaré : ⁃ S’il vous plait. Pardon !?! Me demandait-il quelque chose ? Puzzle de subtilités vaporeuses. J’ai compris le sens de cette formule beaucoup plus tard dans le voyage. Elle peut se traduire par « pour votre plaisir. » Enivrant !
Nous marchions déjà sur l’écharpe d’Iris en entrant dans l’établissement. Je flottais dans les nuages du paradis dès la troisième gorgée. J’ignorais alors que cette bière titrait huit virgule cinq. Le fond de spiritualité que j’avais déjà tapissé dans mon sang a catapulté son effet. La révélation du sens profond de la vie coulait maintenant dans mes veines. Nous pouvions rapporter huit virgule cinq litres de bière hors taxe. Vingt-quatre bouteilles quoi ! Douze souvenirs étaient de la Duvel.
Les autres, toutes différentes, étaient motivées par l’esthétique de leurs étiquettes. Elles étaient destinées à mon mur de collection. Après avoir découvert la richesse des bières belges, j’étais assoiffé. Couvert de dettes, payant une nouvelle hypothèque à dix-neuf pour cent, alourdi par un prêt personnel privé pour la mise de fond initiale, j’avais quand même les moyens de fumer ! Un paquet par jour. En stoppant d’inhaler et surtout, en plaçant les sous non-fumés dans une enveloppe, quotidiennement, pendant un an, je pouvais m’offrir un billet d’avion, ainsi qu’une voiture de location pour une semaine. J’ai procédé, sans l’ombre d’un sentiment de culpabilité. J’avais la chance de pouvoir être hébergé chez tante Simone et oncle Willy à Sint-Niklaas, ainsi que chez le fils de la cousine de la tante à mon père, Alain di Benedeto, à Groslay, au Nord de Paris. J’ai régulièrement vidé mon enveloppe par la suite. Toujours motivé par cette soif insatiable de découvrir de nouvelles bières et de visiter des brasseries, car je rêvais à l’époque de fonder une microbrasserie. Ma stratégie avait fonctionné !
J’ai même rédigé un livre d’une centaine de pages : « Comment échanger votre habitude de fumer pour un voyage à Paris, même si vous ne fumez pas. » Cinq copies ont été postées à autant d’éditeurs, autant d’occasions d’attendre inutilement une réponse. J’ai soumis à Air Canada un avant-projet de campagne contre le tabagisme, pensant qu’il était possible de noliser un premier vol Montréal-Paris en B747 entièrement non-fumeur. Dans le temps, une modeste section (inutile) « non-fumeur » était réservée dans les avions. Aucune réponse. Ces premiers voyages-récompenses non-fumeur ont néanmoins versé dans ma chopine quelques gouttes d’un savoir qui allait me servir pour la rédaction d’un guide qui, lui, allait être publié. J’ai flushé mon projet de fonder une microbrasserie après avoir visité Liefman’s. J’y reviendrai lorsque je présenterai Madame Rose.
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Fermentation Spontannée
Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec
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