Au début de la révolution microbrassicole, fin 1980, pour être reconnue « bière microbrassée », sa robe devait être plus foncée que celle des grandes marques. Les versions « focus group » de la Belle Gueule originale avaient convaincu ses concepteurs à accentuer son doré. Dans les bars, ces bières ressortaient du lot, attiraient les regards, devenaient des cartes de visite : « Qu’ossé ça ? » « Ah bon ! » « On va essayer d’abord. »
On connaissait déjà les bières noires, étiquetées stout ou porter. Les porters offerts au Québec n’avaient absolument rien à voir avec le style historique. Il s’agissait surtout de désinvoltes teintes. Dénués de notes de torréfaction ou d’acidité, elles dérivaient à mille gorgées de leur ascendance britannique. La rumeur indiquait qu’elles étaient riches en fer et en minéraux. Cette croyance incitait les femmes venant de donner naissance à en consommer, afin de « mieux récupérer ».
La réelle fonction était l’effet lénifiant qu’une faible dose d’alcool peut exercer sur le système nerveux. Cet apaisement favorisait la lactation, un pur bonheur pour le nouveau-né. Un placebo savoureux. Lorsque Mc Auslan a proposé la St-Ambroise Pale Ale, au corps bronzé, une excellente interprétation du style, on a consulté un dictionnaire afin d’offrir une traduction. Un geste inutile, le mot pale ale faisait déjà partie des entrées : « bière blonde anglaise ».
Arrivée de la bière rousse
La maison a imprimé de bonne foi cette aberration sur ses étiquettes. La pale ale d’origine britannique porte traditionnellement des vêtements d’un brun clair, cuivré. Une kyrielle d’autres mots pouvaient qualifier les intensités plus foncées : « ambrée », « brune », « rouge-brun », « cuivrée »… L’adjectif « rousse » ne faisait pas partie des options. Il a été introduit par les Brasseurs du Nord.
Lorsque la maison de St-Jérôme a lancé son deuxième produit, la Boréale Blonde, il devenait nécessaire d’ajouter un qualificatif pour l’aînée. Elle était jusqu’alors connue sous le nom de Boréale (tout court). Rousse a été l’épithète élue. Une légère commotion a perturbé les aficionados lors de l’arrivée de la blonde. Cette offre pouvait être interprétée comme un recul. On promouvait simplement un modèle d’affaire à l’image de cette nouvelle industrie, Small is beautifull, en fusion avec l’approche d’Ernst F. Schumacher. On s’inscrivait simplement dans la philosophie de l’économie à petite échelle.
La fulgurante progression ultérieure du marché microbrassicole donnera raison aux dirigeants. Cette initiative a dévoilé la puissance inouïe du mot rousse. La plus ancienne brasserie canadienne a été la première à improviser une imitation : la Molson Rousse. Une comédienne sympathique, Rose Ouellette, dite La Poune, était sa porte-parole. Le slogan « La rousse est douce » a spontanément séduit le public, sans toutefois le convaincre d’en acheter. La télévision de Radio-Canada a alors sollicité mon palais afin d’en faire l’analyse.
Une équipe a été affrétée pour m’interviewer chez moi. Un gros camion s’est stationné devant la maison à l’heure convenue. Une personne s’est approchée, avec les bières. Nous avons choisi de faire l’entrevue dans la salle à manger. Un cameraman a installé ses équipements à l’autre bout de la table, un microphone a été pincé sur ma chemise. Son fil, relié à un émetteur, a été accroché à ma ceinture, zigzaguant entre ma peau et mon chemisier.
Je devais finalement placer un bidule dans mon oreille droite. – Pourquoi l’oreillette ? – Pour entendre l’animateur. – Ce n’est pas toi qui va me poser les questions ? – Non, non. Tu passes en direct au téléjournal. Une voix féminine s’est faite entendre. Pendant qu’elle m’expliquait les étapes subséquentes, j’entendais le lecteur de nouvelles en sourdine. On m’a fait un décompte : « C’est à ton tour dans quinze secondes ». La conversation a débuté.
J’ai expliqué les origines pouvant expliquer la couleur plus foncée, survie d’une analyse gustative. – Votre opinion concernant cette bière ? – Ben…. ça goûte la Molson Export. Je ne perçois aucun indice de malts torréfiés ou caramélisés. Une bière très douce, pas trop d’amertume. Je n’ai jamais reçu de réaction de la brasserie suite à cette affirmation. Une certaine nervosité m’a habité les semaines suivantes : et si j’avais été complètement dans l’champ ?
La marque n’a pas pétillé longtemps sur les tablettes. Peu de temps après, la maison l’a réhabilitée dans une version enfutaillée, la Rickard’s Red, d’abord offerte exclusivement dans les débits. Seuls les sous-verres et des affiches offraient une information. On contournait ainsi discrètement la loi sur l’étiquetage. Le matériel de marketing mettait en valeur la « brasserie Capilano ». Un pont suspendu, dans un parc bucolique portant ce nom, enchante les promeneurs à Vancouver, en Colombie-Britannique.
Avez-vous dit une Molson Rousse?
Lorsque nous avons souhaité faire des reportages sur cette institution, le pot aux roses a été découvert. Capilano était une raison sociale. Aucune brasserie n’existait à cet endroit. La célèbre bière « britanno-colombienne » était en fait une variation semblable à la Molson Export, brassée à Montréal. Une blonde teinte en rousse, la couleur du marché. Était-ce la même bière que feu la Molson Rousse ? Sur mes papilles, c’était bonnet blanc, blanc bonnet.
Le pouvoir de séduction du mot a parallèlement incité MacAuslan à traduire le nom de sa Griffon Brown Ale, une authentique interprétation du style britannique, en Griffon rousse. La croissance des ventes a suivie. Gananoque est un paradis du kayak dans la région des Mille-Îles en Ontario, un pèlerinage annuel salutaire pour mes pagaies et mon âme. Au retour des excursions, l’urgence de guérir le picotement dans son bas-ventre propulse habituellement ma partenaire Chantal vers le petit coin.
De mon bord, ma hâte est d’apposer un baume sur ma soif. Le Pub élu ce jour-là m’a offert l’occasion de lui tendre un piège classique. J’avais profité de son absence pour demander deux bières en fût, une Rickard’s Red et une Labatt 50. À son retour, je lui ai laissé le choix entre les deux verres disposés perpendiculairement sur la table.

La « véritable » microbière
Elle allait choisir sans grande surprise la « véritable » microbière, la rousse. Après avoir puisé une gorgée dans son verre, elle procéda au rituel habituel, prendre une gorgée dans le mien. Elle déclara, offusquée : – Ah ! Mais c’est pas juste, tu as choisi la bière européenne. Elle m’avait démasqué. La signature houblonnée de la 50 l’avait trahie. Elle poussa son verre vers moi, le mien verre elle.
Un préjugé venait d’être débusqué, une fois encore. J’en ai été quitte pour terminer la rousse, beaucoup moins désaltérante. Nous avons demandé le même produit lorsque nos vases se sont asséchés. Devinez lequel ? J’ai développé une curiosité insatiable sur l’exploration de la dimension subjective-psychologique de la dégustation. Les fils invisibles de la couleur influencent inexorablement nos perceptions. Ils créent une distorsion plus ou moins importante.
J’ai entrepris d’en explorer leurs emprises en faisant appel aux verres noirs. Impossible d’en trouver sur le marché, je me suis résolu à peindre une série de mon inventaire « Festibière » à l’aide d’une encre de qualité alimentaire. La méthode de travail s’appuyait sur les principes suivants: créer un comité composé de biérophiles passionnés.
Dans un premier temps, les Claude Boivin, Dominique Gosselin (DumDum) et Luc Bourbonnière (Lubière de la bière) se sont ajoutés à Alain. Les premiers certifiés biérologues de l’Autre Oeil, Ian Guénard, Marc Gratton, Sylvain Cloutier, Louise Pineau et d’autres mordus se sont ajoutés. Plusieurs autres invités ont enrichi les entraînements par la suite. Chaque participant devait planifier une « dégustation à trois verres », sans offrir d’indice sur la nature des bières servies. Il devait choisir un thème.
Bière rousse: Cherchez l’intruse
Quelques grandes orientations étaient suggérées: dans deux verres, une même bière était servie, dans l’autre, un produit comparatif. Cette seule combinaison offrait des dizaines de possibilités: « l’intruse » pouvait être le même style, mais une marque différente ; ou encore un style différent ; la même marque, mais un conditionnement différent (chaleur, âge, format, eau de rinçage avant service…); une couleur différente ; même style affiché mais pays différent, etc.
On pouvait également servir trois produits afin de les ordonner par intensité de couleur, d’amertume, de sucrosité, d’aigreur ou d’alcoométrie. Des investigations plus spirituelles pouvaient explorer les origines géographiques. Chaque participant gérait une ou deux séances. Un jour, j’ai poussé l’audace à servir la même bière dans les trois verres ; « cherchez l’intruse ».
Seul Alain Geoffroy avait résolu l’énigme. Peu importe la consigne offerte, le développement des compétences s’articulait sur la comparaison entre les produits et les échanges parmi les analystes. Ces partages contribuaient au développement de solides capacités analytiques. Les goûts deviennent alors de magnifiques sujets de palabres. Dans ce contexte, les goûts SONT à discuter. Le principal piège dans lequel on risquait de plonger était celui de tenter d’identifier la marque ou le style. Le cas échéant, le reste de la dissection était contaminée.
La dégustation est un geste d’écoute et non pas une action de recherche ou de validation de nos préjugés. Il fallait être habité par une grande tolérance à l’erreur, notre égo ne devait pas être plus grand que le verre. Je dois ici lever ma chope respectueuse à la santé des papilles de DumDum. Ses analyses, la précision de ses observations et sa perspicacité l’élevait dans une catégorie émérite.
L’aboutissement logique de ma passion m’a conduit au projet Iris du goût. Dans cette entreprise, il me fallait acheter une importante flotte de verres noirs. Je rationalisais ma dépense en comparant avec les fanatiques de sports extrêmes qui dépensaient des fortunes pour faire vibrer leurs émotions.
En étroite collaboration avec Sylvain Cloutier, nous avons mis au point une méthode de calibrage. Le principe consistait à comparer les bières étudiées avec des produits-phares, basé sur les trois piliers fondamentaux du goût : la sucrosité, l’acidité et l’amertume. En attribuant l’intensité-étalon de niveau 3 pour chacune des variables, il suffisait d’indiquer si celles de la bière analysée étaient semblables, un peu plus forte (niveau 4) ou considérablement plus forte (niveau 5).
Si l’intensité dépassait le 5, on pouvait ajouter le signe +. Cette appréciation s’appliquait également pour les différences. On peut imaginer la fantastique banque de données que nous pourrions créer si tous les concours « meilleure bière au monde » intégraient ce référentiel dans leurs grilles ! Ce fût un magnifique voyage dans l’univers de mes papilles. Le succès de mon pèlerinage se mesure au nombre de verres noirs qui reposent maintenant dans mon sous-sol ….
Il y a belle luette que la couleur s’est affranchie de l’appellation « microbrasserie ». Elle demeure néanmoins une béquille gustative importante dans la perception sensorielle.
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Fermentation Spontannée
Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec