En sol anglais, ma première pinte, bien que délicieuse, ne m’a pas autant fasciné que le Beer Engine (en français pompe à bière), cette pompe manuelle à long cou par laquelle elle a été coulée. Bien que ce n’ait pas été mon baptême de Cask Ale, cet appareil traditionnel m’a captivé pour plusieurs raisons: son omniprésence, son fonctionnement, son histoire, la dichotomie nord-sud de son utilisation, et surtout, la texture qu’il produit chez les ales qu’on en soutire.
Commençons par l’évidence: les Ales britanniques servies en cask sont PLATES et PAS FROIDES. Bien sûr, elle ne sont pas plates comme de l’eau, ni servies à 25˚ C, mais elle sont très légèrement gazées et on est loin de la température à laquelle on chambre son gros vin rouge.
Bien que les bières pression modernes dominent les ventes nationales, les Cask Ales occupent une place unique, voire sacrée dans la scène brassicole britannique. Pourquoi ces bières ce sont-elles mérité un tel culte au fil du temps? Parce que lorsqu’elles sont servies de la bonne façon, c’est du pur délice. Et c’est là que le Beer Engine fait son apparition. La machine a pour fonction de puiser le liquide d’un cask (le baril) conditionné adéquatement, soit entreposé à une température précise. En Angleterre, une grande communauté de personnes ne jure que par cette façon de servir la bière.

Tout est dans le Cask!
Commençons avec le gaz, ou plutôt son absence. Pour ça, il faut remonter au temps où la réfrigération électrique n’était pas encore répandue. C’est aussi une époque où les barils – les casks – étaient entreposés dans la cave, quelque part entre 12 et 14˚ C. Ainsi, moins de gaz carbonique restait dissout naturellement dans la bière, à moins de l’emprisonner sous pression. (pV = nRT, ça sonne une cloche?)
C’est possible de contenir le gaz dans une bouteille capsulée, mais c’est loin d’être évident quand on doit percer et ventiler un baril pour le servir sur plusieurs heures, voir jours, sans l’aide de gaz carbonique pour maintenir l’effervescence (contrairement à la bière pression).
Les recettes britanniques popularisées autour de la révolution industrielle – bitter, porter, mild, brown ale, stout, et plus encore – ont donc naturellement évolué pour être les meilleures sur le marché dans les conditions qu’on pouvait se permettre de les servir.
La Pompe à Bière : Moteur de nostalgie
Mais alors, c’est quoi un Beer Engine, finalement? Le Beer Engine est une pompe qui permet de tirer la bière. Ça « éclabousse » dans le verre et en fait ressortir le peu de gaz qui s’y trouve pour former un semblant de mini collet et stimuler la volatilité des arômes. La personne derrière le bar enfonce ce « cou de cygne » au fond du verre, puis tire lentement sur la pompe pour remplir le verre. Deux, trois « pull » et c’est rempli.
Attention! Malheur à celui ou celle qui produira plus qu’un demi-centimètre de mousse dans le coin de Cambridge ou London… « mate d’you top it off please? » Les pubs du sud ont tendance à carrément retirer un pièce vissée à l’embouchure du robinet, le « sparkler », qui force normalement un collet mousseux similaire à la fameuse Guinness moderne. Beaucoup plus populaire au nord, et la texture résultante est tout aussi intéressante.
Tout pub ayant un once de respect pour la culture brassicole britannique possède au moins un beer engine sur son bar; plusieurs en ont trois, quatre, parfois plus. Cependant, et malheureusement, ce n’est pas tous les pubs qui ont une personne employée formée dans l’art du cellarmanship.
Le Cellarman, c’est la personne qui, tous les jours, s’occupe de ventiler les nouveaux casks pour les préparer au service, nettoie les lignes avec zèle, et s’assure de la qualité de la bière. C’est là une grande différence avec la bière moderne : la bière sortant de la brasserie n’est pas tout à fait prête, elle nécéssite l’attention et l’expertise du cellarman du pub qui la servira pour être adéquatement conditionnée et servie à la hauteur de son potentiel.
Quel est le goût de la bière en cask?
La température plus élevée du liquide favorise la volatilité des arômes maltés (pain, caramel, tire, rôti, torréfié, etc), généralement beaucoup plus timides que les arômes fruités et floraux du houblon. Combiné à la forte minéralité de l’eau ici, qui influence drastiquement la texture (pour le mieux), à la tendance aux bières maltées, et à la touche parfois légèrement fruitée propre à la fermentation haute température, c’est rien de moins qu’un bonheur en bouche. Qui plus est, en Angleterre, les bières traditionnelles titrent en moyenne 4% d’alcool (souvent moins), ce qui compense pour le fait qu’elles sont servies en format de 20 onces (et pas une goutte de moins!).
Les amateurs parmi vous se diront peut-être : « ouais, mais ça serait pas encore MEILLEUR si c’était gazé ET frette? » Non. Et re-non. Avez-vous déjà goûté un vin rouge tout frais sorti du frigo? C’est acide, c’est astringent, et ça ne sent presque rien. Le même principe s’applique ici.
Il ne faut jamais boire sa brown ale froide, au risque de déséquilibrer la texture et d’empêcher les arômes de sortir. N’ajoutez pas de gaz dans vos bitters; elles en ont en masse en sortant du fermenteur. Par contre, ce n’est pas tout! Pour assurer un goût optimal, il faut servir tempérée ET adéquatement gazée. Vous oubliez l’un ou l’autre, et ça ne fonctionne pas.
Tristement, en Amérique du Nord, très rares sont les endroits équipés d’une deuxième chambre froide-mais-vraiment-juste-tiède – et encore moins d’un Beer Engine. La tradition anglaise est-elle ici coincée au fond d’un cercle vicieux, où l’inattention qu’on lui offre masque ce qui rendrait ses saveurs populaires, c’est-à-dire les saveurs elles-mêmes?
Peu se casseront la tête à brasser, conditionner, s’équiper et servir une gamme complète de recettes peu ou pas populaires. Je comprends. Je suis cependant persuadé que cette expérience gustative unique, difficilement accessible à domicile, a sa place sur la scène brassicole québécoise. Le fait que la Real Ale ait failli disparaître d’Angleterre il n’y a pas si longtemps et qu’elle y soit aujourd’hui légion me donne espoir!

Angleterre : quelques bonnes adresses pour boire du Beer Engine
Les beer engines sont très répandus en Angleterre. Malheureusement, comme mentionné plus tôt, c’est loin d’être tous les pubs qui la conditionnent et servent adéquatement. Sans vouloir exagérer, c’est facile de tomber sur un pub qui sert une ale défraîchie, voire parfois même légèrement acidulée parce que le même cask est servi depuis trop longtemps, faute de roulement.
Mon terrain le plus connu est la magnifique ville de Cambridge, à environ 1h30 de route au nord de Londres, où j’ai passé plusieurs mois à l’été 2023. Elle regorge de pubs pour tous les goûts, dont plusieurs portent une attention particulière au service de la bière en cask.
D’abord, il faut prévoir un pub crawl au « Beer Quarter », ce noyau de 6 pubs (et une excellente micro-brasserie plus moderne) situés en plein quartier résidentiel dans l’Est de la ville, loin des touristes, près de la gare, à quelques minutes de marche l’un de l’autre. Voici mes meilleures recommandations
The Cambridge Blue offre la plus grande sélection de casks locaux (jusqu’à 14) et de bouteilles belges (une centaine, plusieurs servies dans le vrai verre de la brasserie), en plus de plusieurs craft beers en fût. Le garden est partiellement couvert et peut être assez bruyant; la deuxième section à ciel ouvert est très agréable, cloîtrée par des arbres et un cimetière. L’intérieur a un feel authentique qui me fait beaucoup penser au King Hall. Excellente nourriture, c’est l’endroit où on se rend compte que Cambridge est un petit village où tout le monde se connait.

Pour une expérience plus old school, plus calme, mais tout aussi adéquate, j’ai deux suggestions: The Geldart, un incontournable avec un garden partiellement couvert et une belle sélection de casks, un magnifique bar bien décoré avec des morceaux d’instruments de musique classique.
Puis, The Alex (anciennement Alexandra Arms), plus petit, plus modeste, mais tout aussi agréable, avec du staff qui connait bien ses ales et encore un superbe garden avec des chaises particulièrement comfortables.
Sinon, le centre de Cambridge, bien que beaucoup plus touristique et plus dispendieux, offre des pubs qui valent vraiment le détour. Mes incontournables sont:
- Champion of the Thames (« The Champ » pour les locaux) est le seul endroit où je conseille de boire une ale brassée par Greene King, cette grande brasserie typiquement snobbée par les amateurs de Cask Ale. Spécifiquement, le cellarman Pat est reconnu pour servir la meilleure pinte de Abbot Ale du sud de l’Angleterre! C’est un vrai pub, minuscule établissement où les hommes accotés au bar le sont depuis des décennies; mais surtout, où l’attention portée aux Cask Ales est particulièrement réputée.
- The Maypole offre une excellente sélection de casks ET, de très loin, les meilleurs mets italiens que j’ai mangés (les proprios sont italiens depuis plusieurs générations et ça paraît).
Sans prétendre avoir cartographié Londres (il y a quelque chose comme 5 000 pubs), j’ai fait mes recherches avant d’y aller. Par chance, car j’ai tout de même une des expériences très variables d’un pub à l’autre! Je peux facilement recommander The Lyric pour l’ambiance très vivante et l’énorme sélection de cask ales.
J’ai aussi bien aimé l’ambiance feutrée et chique du The Coach & Horses, Greek St (à ne pas confondre avec l’autre), avec un choix plus restreint de cask ales, mais toutes très bien servies. J’ai particulièrement aimé le Princess Louise, qui sert exclusivement des bières de Samuel Smith, une des grandes brasseries traditionnelles indépendantes du nord de l’Angleterre.
Au Québec, où trouver des bières en cask?
Comme mentionné plus tôt, c’est plutôt rare de trouver des casks ales au Québec. Cependant, quelques établissements sont reconnus pour cela! L’Albion, à Joliette, est un grand spécialiste des bières de style anglais et sert toujours 2 bières au beer engine. Leurs recettes sont fidèles et délicieuses, ça paraît qu’ils ont de l’expérience dans ce type de service.
L’Amère à boire aussi sert une bière en cask en tout temps depuis longtemps. C’est également une brasserie qui baigne majoritairement dans les styles traditionnels, un incontournable à Montréal. Finalement, à Montréal, Dieu du Ciel! sert également une bière en cask. Leurs IPAs anglaises, porters et bitters sont déjà délicieuses en canettes, imaginez lorsque servies à la bonne température avec une gazéification modérée… un vrai délice!

Jonathan Rondeau-Leclaire est conseiller et formateur au Bières Dépôt au Vent du Nord depuis 2011. Il a fondé le festival Dégustabière (2013-2017) et gère depuis 2017 un des plus grands celliers à bières du Québec au pub King Hall. Économiste et biologiste, il allie vulgarisation scientifique et passion pour la bière.



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