Chapeaux pointus, grands chaudrons et chats chasseurs de souris : on pourrait penser que le portrait familier de la sorcière médiévale pourrait facilement être celui d’une brasseuse. En fait, cette image est devenue presque un cliché dans la communauté en ligne, de nombreux internautes établissant un lien direct entre la vieille dame solitaire de la ville et le métier en déclin de la brasserie domestique.
Ces brasseuses, en particulier en Angleterre, en France et en Allemagne, étaient autrefois les principales productrices de bière avant l’émergence de la brasserie commerciale au XVe siècle. Mais était-ce vraiment la brasseuse cette sorcière stéréotypée ? Et si c’était le cas, les procès de sorcières visaient-ils simplement les brasseuses ?
L’historienne Judith Benett est retournée aux sources pour enquêter sur ce mystère en relisant les premiers documents littéraires sur les brasseuses, examinant les annales des registres d’assises, les impôts annuels et la littérature de l’époque.

Comment les brasseuses étaient-elles représentées à l’époque ?
« La Descente en Enfer » du cycle de Chester, publiée au début du XVe siècle, et « The Tunning of Elynour Rummyng », publiée vers 1517, sont deux bons points de départ. Dans le premier poème, la brasseuse est décrite comme une créature infâme qui ressemble étroitement au portrait typique d’une sorcière. Le second montre que la brasseuse occupe une place spéciale en enfer, reflétant l’idée populaire que les crimes commerciaux étaient spécialement punis dans la maison de Satan.
Profondément misogyne, ces deux œuvres littéraires mettent également en lumière le caractère exceptionnel de la profession de brasseuse au Moyen Âge, ainsi que les particularités de la brasserie à l’époque. La littérature du XIVe au XVIe siècle associe déjà étroitement la brassage des femmes à la méchanceté, à l’excès, à l’ensorcellement et à l’empoisonnement. Alors que le péché et l’enfer étaient des thèmes récurrents, la figure pointue de la sorcière et aucune mention de magie n’étaient pas encore apparues.
Cette lecture nous donne notre première indication : parce que le brassage était communément perçu comme une activité féminine, une mauvaise bière était également associée aux femmes. Avec le temps, cela a donné naissance au stéréotype de femmes maléfiques brassant une mauvaise bière.

Quand les brasseuses régnaient sur le monde (de la bière)
La bière à l’époque était une bière aromatisée qui ne pouvait pas être conservée, car elle était souvent faible en alcool et dépourvue de conservateurs efficaces tels que le houblon. Pour cette raison, un terme plus approprié serait « ale », faisant référence au processus de brassage plus rapide et à fermentation haute.
On l’appelait ale en anglais et cervoise en français, dérivant du latin impérial cerevisia, lui-même emprunté au gaulois cereuesa. Comme les ingrédients sont coûteux et ne peuvent pas être stockés, l’ale tourne rapidement. Et pourtant, l’ale est une denrée essentielle, un aliment ET une source vitale de revenus pour les autorités. C’est pourquoi les réglementations sont lourdes et incontournables, tout comme les nombreux stratagèmes pour les contourner.
Le brassage était d’abord et avant tout une tâche domestique. On s’attendait à ce que les femmes brassent quand elles le pouvaient pour générer un revenu supplémentaire. C’était aussi une activité occasionnelle, une industrie secondaire, pour ainsi dire. Moines et manoirs brassaient à grande échelle, mais les gens ordinaires achetaient leur bière à leurs voisins. Un ménage sur quinze produit de la bière pour une consommation immédiate. C’est un travail secondaire, comme c’est la coutume, et cela touche presque toutes les classes.
« L’ale » se dégrade rapidement, alors elle contient une multitude d’herbes pour masquer le goût et est fabriquée avec les moyens disponibles. La reine-des-prés et la myrte des marais sont souvent ajoutées pour aigre, préserver et masquer le grain, qui manque souvent. Certaines de ces herbes sont même narcotiques ou toxiques.
Autre point important : tout le monde buvait de la bière, bonne ou mauvaise, forte ou faible. Certains hommes brassaient aussi, mais le plus souvent, ils déléguent cette tâche à leurs femmes. Même dans la brasserie commerciale à petite échelle avant le XVe siècle, les femmes jouaient généralement un rôle majeur dans les opérations, même si elles n’étaient pas créditées pour cela.
Pourtant, ça va empirer.
Les guildes ont désormais adopté le houblon et tentent de protéger leur territoire contre les petits brasseurs. Le ton monte contre ces femmes, souvent pauvres, souvent veuves, souvent sans mari, qui cherchent à arrondir leurs fins de mois avec une brassée de bière. On dit qu’elles empoisonnent délibérément la bière, qui a maintenant remplacé la cervoise. Les brasseuses représentent l’ancienne bière, celle qui pourrit, celle qu’on préserve avec de vulgaires herbes de jardin. Mais les bières de brasseries menées par des hommes, elles, ne surit pat! (Enfin oui, mais moins vite)
Une femme qui brasse de la bière est donc une cible facile pour les grossistes en bière qui veulent consolider le marché. L’Europe occidentale étant résolument chrétienne et le zèle religieux montant avec les guerres de religion, il n’y a qu’un pas vers l’accusation de sorcellerie pour les brasseurs et brasseuses indépendantes. Surtout lorsqu’ils sont déjà, à la base, plutôt pauvres. Effectivement, la corrélation entre les accusations de sorcellerie, et la marginalisation sociale est très forte.
Pour en finir avec le chapeau pointu
La brasseuse est-elle l’image prototypique de la sorcière ? Non, car la vieille peur de l’hérésie et l’obsession du Diable sont bien plus importante dans l’oppression des femmes par l’Église catholique. Quant aux crimes imputés (souvent inventés) aux brasseurs au Moyen-Âge, ils sont plutôt liés à des infractions réglementaires.
Par contre, les sorcières et les brasseuses souffrent toutes deux des mêmes préjugés de l’époque. Les sorcières et les brasseuses sont souvent pauvres, vieilles, et pourtant indispensables à leur environnement. Elles souffrent de la projection d’une culpabilité masculine sur les maux du monde qui les rend responsables, elles, de la calamité de l’époque. Piégées dans le cercle vicieux des préjugés incapacitants, un grand nombre de femmes n’ont pas eu d’autre choix que de se plier aux seuls rôles qui leur restait possible de jouer pour suvivre.
Pour en savoir plus, écoutez notre épisode sur l’histoire des femmes et des brasseries au Moyen âge
- Histoire de la bière : les brasseuses au Moyen Âge – RFI https://www.rfi.fr/fr/podcasts/20210319-histoire-de-la-bi%C3%A8re-les-brasseuses-au-moyen-%C3%A2ge
- Brasseuses et sorcières : l’histoire d’une association étrange – Les femmes dans l’histoire https://www.femmes-histoire-reperes.com/brasseuses-sorcieres-histoire-association-etranges/
- Judith M. Bennett, « Alewives, Brewsters, and the Question of Women’s Work », dans Women’s Work in the World Economy: A Personal and Political History of Household Service, 1870-1930, éd. Maynard Solomon (New York, 1985), 225-42 https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/alewives-brewsters-and-question-womens-work.html
- Descente aux enfers – Chester Cycle (texte original en anglais) https://d.lib.rochester.edu/teams/text/davidson-and-moffat-eds-plays-of-the-middle-ages-descent-into-hell
- The Tunning of Elynour Rummyng – texte original en anglais https://d.lib.rochester.edu/teams/text/wiggins-the-tunning-of-elynour-rummyng
- Les guildes de brasseurs en Europe – Academia https://www.academia.edu/21610335/Les_guildes_de_brasseurs_en_Europe_une_institution_m%C3%A9di%C3%A9vale_du_fait_de_boire
- Les herbes de la cervoise – Les 3 brasseurs https://www.les3brasseurs.ca/blogue/culture-brassage/herbes-cervoise
- Bière, femme et pouvoir : de la préhistoire à nos jours – Le Monde https://www.lemonde.fr/m-gastronomie/article/2016/10/12/biere-femme-et-pouvoir-de-la-prehistoire-a-nos-jours_5012679_4497540.html
- Les brasseuses, nouvelles héroïnes du brassage artisanal – Les Echos https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/les-brasseuses-nouvelles-heroines-du-brassage-artisanal-1268747
- Women Brewers in Early Modern Europe: Economic Disparities and Social Restrictions – Academia.edu https://www.academia.edu/31893954/Women_Brewers_in_Early_Modern_Europe_Economic_Disparities_and_Social_Restrictions.



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