Sur la route des grandes brasseries belges

À la découverte des grandes brasseries belges

Mai 1940. L’armée d’Hitler entreprend une guerre éclair (Blitzkrieg) contre la Belgique, les Pays-Bas et le Nord de la France.  Il prend le contrôle de toute la côte face à l’Angleterre. Le Royaume-Uni et la France avaient déclaré la guerre à l’Allemagne quelques mois auparavant, en réponse à l’invasion de la Pologne. La Belgique, pourtant neutre, s’est rapidement fait tassée. Elle possède de superbes plages devant la Grande-Bretagne. Les lieux possibles d’accostage devaient impérativement être sous contrôle nazi.

Hommage à Maria et Simone Van Devreken

Un débarquement étant si vite arrivé… Pauvre Dunkerque. Pendant l’occupation qui suivra, Maria Van Devreken s’était volontairement réfugiée à Wuppertal, dans le bassin industriel Rhin-Ruhr, en compagnie de son amant Louis Nicqué. Le couple a vécu la guerre dans un confort relatif, un boulot, des aliments, libre. Sa jeune sœur Simone, de son bord, a souffert de l’occupation à Sint-Niklaas dans les Flandres. Privations, insécurités, marcher sur des œufs. L’ombre terrifiante de se faire dénoncer par un espion de la Schutzstaffel, ces gaillards que l’on distinguait par les lettres SS sur leurs uniformes omniprésents.

Le fort de Breendonk, dans une ville voisine, transformé en camp de concentration, accueillait volontiers les « traîtres », une visite à sens unique. On déduit aisément les raisons pour lesquelles les amoureux n’ont pas été reçus en héros au retour à la fin du conflit. Ils sont devenus des recrues faciles pour les entrepreneurs flamands complices, qui s’exilaient au Canada avec leur pognon. Un boulot dans une usine de tapis. Les conditions de travail courtisaient le travail forcé, une sorte de mécanisme tordu d’expiation.

En voyage chez les Belges

Ils se sont installés à Roxton Pound avec leurs deux enfants, Hubert (qui deviendra mon père) et Rita. Les deux sœurs avaient par la suite nourri leur relation au téléphone et par lettres. Une cinquantaine de pichets s’étaient écoulés depuis l’exil. Le temps s’écoulait, inéluctablement. J’avais accepté d’accompagner ma grand-mère dans sa ville natale. Son âge vénérable et sa santé l’empêchaient d’effectuer ce périple en solo. Restait à choisir un moment. Il s’est présenté lors d’une rencontre du CA de l’Ordre de Saint-Arnould. Dans la pluie d’idées qui arrosaient nos premières réunions, le rêve d’organiser une route belge de la bière faisait, justement, rêver. Une utopie.

Jusqu’au moment où Alain Geoffroy s’est adressé à moi, interrompant les échanges, un sourire animé d’un clin d’œil : – On le fais-tu ? – T’es sérieux ? – Très sérieux. – Nous n’avions rien à perdre. Nous ne demandions aucuns frais à l’ordre. L’idée principale était de planifier le circuit, d’avoir un mandat pour en explorer les méandres. On se K’lissait un tantinet que le circuit ait lieu ou pas. Geoffroy accepta d’emblée que grand-maman Maria nous accompagne. Décision facilitée par le fait que nous allions également habiter chez tante Simone. 

Accueil à la Duvel

Les premières agences rencontrées pour présenter le projet nous accueillaient poliment. « Allez-y les gars, on va en reparler à votre retour. Toute l’information que vous recueillerez nous permettra de planifier le voyage ». Cela nous semblait opportuniste. Trop vague, aucune explication sur le b.a.-ba de la préparation d’un circuit. Charles Drouin du CA nous a suggéré de communiquer avec un agent spécialisé dans les voyages d’aventure, Lembit Lellep du Ottawa Outing Club Travel. Ce dernier nous a accueilli avec enthousiasme, nous a expliqué toutes les étapes requises. 

Nous avons imaginé un scénario basé sur nos connaissances. Cela n’avait aucune importance de le cristalliser, l’idée était d’avoir un plan, quelques références pour nourrir nos discussions avec les brasseries sollicitées. Un trajet final allait être finalisé au retour, en fonction des ententes que nous allions conclure. Les retrouvailles à Zaventem étaient, nous l’avions prévu, très émotives, solennelles. Rien de dramatique, que de l’amour imbibé de tendresse. Une médaille sur le veston de mon attachement familial.

Le groupe Maria-Simone a quitté en direction de Sint-Niklass, Alain et moi sommes allés chercher la voiture. En entrant dans la ville, j’ai exécuté mon plan pour l’impressionner, un simple arrêt au dépôt des bières et des alcools sur Prins Alexanderlaan. J’anticipais sa fonction salivaire :  un enfant dans un Toys « R »Us la veille de Noël. Il ne savait effectivement pas où donner de la papille.

– Achètes-en pas trop Alain. Mon oncle Willy a certainement de la Duvel pour nous accueillir et nous devons aller à Bruxelles en début d’après-midi pour nos rendez-vous.

La Duvel était bien au rendez-vous. Une série de messages téléphoniques nous attendait : plusieurs modifications de rencontres, surtout réquisitionnant de les allonger afin d’y ajouter des lunchs. Des accommodements raisonnables quoi ! Petit goûter, et hop ! Direction Bruxelles. Je savais déjà, pour avoir étudié la carte que je tenais dans mes mains, que le bureau était situé exactement en oblique de l’autre bord de la Grand-Place.

Accueil chaleureux des brasseries

Nous l’avons traversé au pas accéléré. J’ai indiqué à Alain la maison des brasseurs, un rendez-vous que nous allions avoir un peu plus tard. J’ai consulté le plan à nouveau, nous n’étions pas loin, c’était une rue juste à côté! Un petit détour pour saluer le Manneken Pis. J’ai examiné une fois de plus la carte, nous nous approchions, c’était une rue juste là-bas ! C’est par ici, un peu plus loin. De fil en aiguille, nous sommes arrivés devant l’adresse. Avant de pousser la porte, j’ai pointé en direction de la rue.

– Regarde Alain.

– Oui quoi ?

– Tu vois cette voiture ?

– Oui. Et pis? –

C’est NOTRE voiture ! Mort de rire. Nous avions contourné la place mythique par les ruelles extérieures. Fébriles vous dites ? Les représentants de la compagnie d’autocar nous ont expliqué les règlements, les marges de manœuvre, le respect à l’égard du chauffeur. On a insisté sur la présence d’un compteur qui gère ses conditions de travail. Une caisse de détails insoupçonnés. Prudence.

Brasserie Cantillon Route de la bière belges
Brasserie Cantillon (1900) durant l’élaboration du circuit des brasseries belges. Photo de Mario d’Eer

Direction rue Gheude, no 56, dans le quartier Anderlecht. Nous avons été reçus par Claude, au sourire avenant, la petite fille du fondateur de la brasserie, Paul Cantillon. Ce monument brassicole était alors très peu connu au Québec. L’institution maintenait bien haut la tradition du lambic authentique. Claude nous a invité à faire le tour des installations de façon autonome. Des affiches explicatives guidaient notre exploration.

Je pouvais enfin faire des diapositives pour mes cours et nourrir le contenu du livre que j’étais en train de rédiger : le bac de refroidissement, les tonneaux, les murs de bouteilles, les toiles d’araignées partout, les espaces dans la toiture qui dévoilaient les couleurs du ciel….  Les odeurs tranchantes qui enveloppaient les locaux se mélangeaient à celles du diesel qui s’élevait des rues avoisinantes.

Nous n’étions plus en 1900, l’air avait changé un tantinet autour de l’édifice. Les belles évocations de la flore unique de la vallée de la Senne présentées dans les livres faisaient place à une réalité un peu plus grise.  En redescendant, dans un des couloirs encadrés par des barils, nous avons croisé un adolescent. Alain m’a indiqué :

– Regarde !

– Oui quoi ?  

– C’est le gars de la page titre du livre « Gueuze, faro et kriek ».

Jean, le fils Van Roy, était maintenant un tantinet plus vieux, mais facilement reconnaissable. On s’est présenté, il a souri timidement, a continué de bosser. Dans le modeste espace de dégustation de l’époque, nous nous sommes entendus sur les modalités de la visite ultérieure devant un verre. Ce n’était pas le même goût que les Mort Subite ou les Gueuze Saint-Louis importées au Quévec. Une méchante marche gustative à monter. Un détour vers le petit coin s’imposait avant de quitter.

– C’est là en haut ! 

J’ouvre la porte. Paf ! Me voici dehors entre deux édifices, sur un toit. Le WC est bien identifié, à quelques enjambées. Je suis entré dans des bécosses d’un autre âge. C’était chose courante à l’époque un peu partout en Europe. Le soir venu sur Verbinding Straat, souper en famille, partage de cette douce ambiance nourrie par deux sœurs réunies.  On nous a indiqué notre chambre au deuxième. NOTRE. CHAMBRE ?!

Dans mes visites antérieures, celle-ci était réservée aux autres amis de la famille. On m’offrait toujours celle qui était située au troisième. Nous devions maintenant partager ce vieux lit double – pas queen – qui creusait. On ne se connaissait que depuis quelques mois… À l’aventure comme à l’aventure ! Il y aurait pu avoir une troisième personne confortablement lovée au centre, tellement nous dormions rivés sur le châlit, à des années lumière l’un de l’autre.

N’importe quel mouvement nocturne nous aurait projeté sur le plancher.  Les premières brasseries sollicitées nous offraient visite guidée, dégustation et repas sans frais ! L’accueil était au-delà de nos espérances. Nous revenions le soir décharger les souvenirs offerts. La mousse sur la tulipe de Willy, les deux caisses de Duvel que nous avons abandonnées chez lui. À toutes mes visites ultérieures, mon oncle me demandait si j’allais visiter Moortgat, un sous-entendu débordant de souhaits.

Le quatrième jour, direction Deuil-la-Barre, près de Paris, pour le conventum avec la cousine Adrienne. Celle-ci avait vécu un parcours différent pendant le grand conflit. Elle faisait partie des travailleurs qu’on avait forcé à s’exiler.  Bossant dans une usine de munitions dans la région de Berlin, elle avait fait la rencontre d’un travailleur italien également assujetti, Roger di Benedetto.

Touchante histoire. Les prisonniers de sous l’empire nazi s’étaient construits une routine épanouissante à l’ombre des contrôles. La libération par l’armée russe avait marqué le début des épreuves les plus difficiles pour les amoureux. Aucun soutien, aucune formule de prise en charge. « Débrouillez-vous, nous ne sommes pas une agence de bienveillance ». Ils avaient alors quitté l’Allemagne en marchant au travers les champs, les routes et les ruines en direction de Paris.

En chemin, l’enfant qui grandissait dans le ventre de tante Adrienne s’est échappé à son tour. Aucun détour par l’hôpital. Nous étions témoins de ces retrouvailles. Elles partageaient leurs souvenirs en langue néerlandaise. Il était impossible de connaître le contenu des échanges. À tout bout de champ, Maria, qui était chanteuse classique dans sa jeunesse, entonnait une chanson qui entraînait les deux autres.

La brasserie Orval

Ma grand-mère retournait dans ses souvenirs, construisait un pont entre son départ et ses retrouvailles. Aucune ne consommait de l’alcool, elles étaient pourtant ivres. Retour à Sint-Niklass, finalisons nos rencontres. Direction Musée de la bière de Stenay, abbaye d’Orval et la vallée des fées. Nous avons convenu d’un échange de vœux entre les membres de l’Ordre de Saint-Arnould et les Sossons d’Orvaux.

Le seul hic, l’OSA ne possédait pas encore de protocole d’intronisation. Cela allait faire partie des suites administratives à donner à nos ententes. Puis, première déception de nos rencontres, la seule. L’accueil par La Chouffe était tiède, flirtant l’indifférence. OK pour la visite de la brasserie, OK pour offrir une dégustation complimentaire. Nous devions prendre les arrangements nécessaires avec le proprio de la taverne jouxtant la brasserie. Aussi simple que ça. La Chouffe avait fait fortune avec ses ventes au Québec.

La maison s’en vantait, était fière de cette proximité. Sur le chemin du retour, nous questionnions l’opportunité d’inscrire la brasserie à l’horaire. Alain faisait valoir l’idée que les participants voudraient voir l’endroit où était brassé leur nectar préféré, niché dans une vallée bucolique au cœur des Ardennes. La rencontre avec Paul Vaneste, le lendemain, apportera une plaidoirie convaincante… La première décision à prendre, lorsqu’on se présente devant le Beffroi de Bruges, est de déterminer laquelle des deux roulottes-à-frites choisir.

Nous avons choisi la file la moins longue. Cornet en main, sauce curi pour moi, sauce moutarde de Dijon pour Alain, nous trempions nos frites à qui mieux mieux dans celle de l’autre, en direction de l’arbre d’Or, la brasserie De Gouden Boon. La conversation concernant la visite de la brasserie, le lunch et le kit souvenir s’est très rapidement conclue.

Monsieur Vaneste s’enquérait ensuite de nos plans pendant notre séjour à Bruges. Allions-nous faire appel à un guide pour visiter les rues de la ville ? Allions-nous faire une promenade en calèche ? Allions-nous visiter la statue de Michel-Ange, « La madone et l’enfant », dans l’Église Notre-Dame et tutti quanti. Cet ambassadeur passionné, inconditionnel de sa ville, voulait connaître nos plans. « Nous allons considérer toutes ces options, en tenant compte de notre budget, au retour au Canada ».

Il nous assomma avec cette déclaration : – Mais messieurs, c’est la brasserie qui vous invite. Vous n’avez rien à payer. Émus. Très. Il nous était formellement interdit de visiter seulement la brasserie sans s’imbiber du karma de la petite Venise du Nord. Les plaidoiries dans la cause « La Chouffe » étaient maintenant entendues. Au retour, nouvel arrêt devant le Beffroi, deux frites encore.

Gueuze Cantilon Brasseries Belges
Une caise de gueuze Cantilon déjà bien datée trouvée lors du début des circuits de la route de la bière belge avec Mario d’Eer et Alain Geoffroy

Nous avons terminé notre séjour à Antwerpen en compagnie de Beno Belmans, représentant « exportation » de plusieurs marques. Il nous avait préparé plusieurs des rencontres de cette semaine idyllique. Il nous a fait découvrir les couloirs voûtés qui relient une ribambelle de pubs sous les rues de la ville. Il accepta d’être le guide de la cohorte au printemps suivant.

L’annonce que nous avons été en mesure de publier à notre retour comportait les activités suivantes : accueil par la brasserie de Keersmaeker à l’Estaminet Mort subite, Musée de la Gueuze-Brasserie Cantillon, toast au Roi d’Espagne, abbaye de Koninsghoeven, rues et caves d’Antwerpen, Moorgat-Duvel, Rodenbach, Stella Artois, Hoegaarden, souper gastronomique au Kouterhof, Musée de la bière de Stenay, échanges de vœux avec les Sossons d’Orvaux, souper gastronomique à l’Orval, abbaye d’Orval… presque tous les repas inclus, bières à volonté, chauffeur désigné… Dates du voyage : du 30 avril au 9 mai ‘93.

Une seule journée de visites libres était alors prévue à l’horaire, le lendemain de l’arrivée, un dimanche, une brève excursion à Gent. Cette journée allait plus tard être remplacée par la Brasserie de Binche, le Musée des masques, ainsi que la Brasserie à vapeur. Nous en reparlerons. Retour au pays. Grand-maman Maria me demandait déjà de la raccompagner l’automne suivant revoir sa sœur.

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Mario d'Eer, biérologue, conférencier et auteur

Fermentation Spontannée

Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec