John Warren Sleeman était représentant des brasseries irlandaises Guinness et hollandaises Heineken en Ontario. Un vendeur cinq étoiles. En feuilletant le petit carnet hérité d’un aïeul, il identifia une recette de bière à la page 64. Mousse sur cervoise, l’ancêtre participait à des activités porteuses d’images captivantes : le bootlegging, pendant la prohibition. John H. Sleeman, Eliot Ness, Al Capone dans le moulinet de sa mise en marché.
Sleeman tenait la clé ouvrant la porte de son succès, au bon endroit, au bon moment, dans les trémoussements de la révolution microbrassicole. Il a donc fondé une brasserie à Guelph en 1988. Ses bières faisaient le pont entre les bières goûteuses microbrassées et les désinvoltes des géants. Elles étaient offertes dans des bouteilles transparentes. Le numéro de la célèbre page était imprimée sous les capsules.
La clientèle adorait. Il a rapidement convaincu un grand nombre de consommateurs. Parmi ses stratégies d’étude de marché, John assistait souvent incognito à des événements mondains ou populaires dans le but de sonder les humeurs, d’observer les comportements.
Dans ses communications, il affirmait qu’il portait précieusement sur lui le célèbre calepin noir. Après avoir conquis sa province d’origine, il s’attaqua au Québec en recrutant un bataillon de vendeurs d’élite. Ni l’ambassadeur de Montréal, ni celui de Québec n’étaient familiers avec la bière. Ils ont fait appel à mes services afin d’abreuver les médias pour les deux lancements.

La mystérieuse page 64
– Bonjour monsieur Sleeman, je suis heureux de vous rencontrer.
– Hi !
J’ai entendu dire que vous aviez toujours sur vous le carnet noir de votre grand-père, qu’à la page 64, il y avait la recette de votre première bière ?
Il porta la main à la poche de son veston, sortit le carnet, l’ouvrit à ladite page. Il me le confia, souriant. La réalité était pire que mon scepticisme. Il s’agissait simplement d’une liste d’ingrédients, sans mention des quantités, ni des variétés. Aucune procédure de brassage n’était spécifiée. Une constatation s’est imposée dans mon esprit : « Toute bière microbrassée pouvait prétendre respecter la recette de l’aïeul ». J’ai demandé :
Il n’y pas d’indication sur la variété de houblon, ni sur le type ou la quantité de malts, pas grand chose sur la levure…. Comment avez-vous fait pour reproduire la recette ?
Réponse prévisible :
– Nous avons fait des recherches historiques pour déterminer les bons ingrédients.
– Je comprends. Et pour les équipements et la procédure de brassage ?
– La même chose.
Son sourire intrigant et la fermeture de son regard m’ont suggéré de ne pas poursuivre mon enquête. J’avais été assez baveux. Sachant qu’il était en train de payer mes honoraires, ma conscience professionnelle m’a ordonné de passer à autre chose, notamment en direction des canapés.
Il n’est pas revenu me parler après ma courte intervention. Il n’avait peut-être même pas fait le lien entre le petit emmerdeur et le gars qui parlait au micro. Il était absent lors du lancement à Québec. L’événement se déroulait dans le haut lieu du « m’as-tu-vu », le Beaugarte sur Laurier. Le fait d’armes était maintenant de faire une entrevue en studio avec le roi des ondes à Québec, André Arthur.
J’avais déjà participé à quelques émissions avec lui. Il était fier de l’arrivée de ces nouveaux produits plus accessibles, plus intéressants que les « bières de moumounes à Charlebois » comme il se plaisait à les qualifier. Je me suis porté à la défense des bières d’Unibroue.
Nous développions chacun nos opinions. Il me faisait des clins d’œil au dessus d’un large sourire lorsque je détruisais ses arguments. Il faisait mousser le débat, en ajoutait. Je répliquais, en ajoutais. Nous étions à la bière ce que les galas de lutte étaient aux sports.
En sortant du studio : « N’importe quand tu reviens à Québec, tu es le bienvenue dans mon émission ! Tu me le promets ! » J’ai souvent honoré cette invitation : nous avons lutté dans les studios sur la rue Saint-Jean, dans le studio télévisuel dans le mail Saint-Roch et à Donnacona.
Sleeman achète Unibroue
Unibroue avait vivement réagit au succès de l’Ontarien. André Dion, fier Québécois, avait contre-attaqué devant cet envahisseur avec ses propres bouteilles dévoilant le corps des bières : d’abord la blonde U, puis la rousse U2. Cela avait causé une commotion chez les passionnés. Comment ce leader pouvait-il lancer des bières dans les emballages qui les protégaient le moins ?
En se portant acquéreur de la brasserie Seigneuriale de Boucherville en 1998, Sleeman pouvait distribuer directement ses produits, sans avoir à transiter par la paperasse administrative d’importation de bières entre deux provinces.
L’achat d’Unibroue, six ans plus tard, avait vivement secoué l’univers microbrassicole. Sleeman était devenu tellement populaire au Québec que les droits additionnels qu’elle devait payer sur ses bouteilles ontariennes étaient pharaoniques. En brassant à Chambly, les économies allaient lui permettre d’amortir considérablement son achat.
La passion de Dion s’était éteinte, deux ans auparavant, suite au jugement du Bureau de la concurrence en 2002. Le tribunal administratif avait confirmé que les grands brasseurs exerçaient des activités anticoncurrentielles visant spécifiquement à nuire aux microbrasseries. Notons les contrats d’exclusivité avec les détaillants et les débits, ainsi que l’achat d’espace tablette.

On remplaçait les bières microbrassées par des bières importées. MAIS. Aucune mesure punitive, compensatoire ou corrective n’avait été ordonnée. La raison ? Le marché des microbrasseries se développait bien, malgré les bâtons dans les roues. Un légitime, un PROFOND sentiment d’injustice a été ressenti par les microbrasseries.
On autorisait les obstacles. Ceux-ci n’avaient peut-être pas empêché les plus petits joueurs de fructifier, mais ils devenaient insurmontables pour une microbrasserie plus importante telle Unibroue. La marche qu’elle devait monter pour maintenir sa croissance, à ce moment précis, était devenue titanesque.
Sleeman avait connu une croissance phénoménale. Dans sa croissance, l’acquisition d’une grande microbrasserie québécoise était devenue une nécessité. Le vent avait d’ailleurs soufflé à Dion qu’une autre microbrasserie était sur le point de succomber aux généreux dollars. Il n’allait pas manquer cette occasion. En acceptant l’offre de l’Ontarien, il allait permettre à son bébé de franchir les entraves approuvées par le Bureau de la concurrence.
Personne ne savait à ce moment-là qu’un géant international, Sapporo, souhaitait se porter acquéreur d’une entreprise pancanadienne. Personne, sauf John W. Sleeman peut-être ? Une modeste page dans un petit carnet lui avait permis de devenir multimillionnaire. L’arrière grand-père devait être fier des notes qu’il y avait consignées.
En revisitant l’ensemble de la production de la « brasserie japonaise de Chambly » pour le Journal de Montréal, dans le cadre de mes chroniques hebdomadaires en 2007, je concluais en affirmant que les produits avaient maintenu bien haut la qualité imposée par le fondateur.
On avait scindé mon article en mettant en exergues des passages et en lui ajoutant une page titre pour le transformer en dossier. Une superbe mise en valeur de la brasserie. Un hommage indirect, pleinement mérité, à l’égard de la contribution d’André Dion au monde microbrassicole québécois.
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Fermentation Spontannée
Mario d’Eer est un biérologue, conférencier et consultant. Il est auteur ou co-auteur de 14 livres sur la bière. Pour le Temps d’une Bière, Mario nous partage sa passion infinie pour les bières de qualité, du Québec à l’autre côté du monde. Retrouvez le sur Facebook. Ces capsules de fermentation spontannée constitueront autant de goutes d’un prochain livre sur la bière au Québec