Pierre-Olivier Bussières, animateur du balado Le Temps d’une Bière
C’est bien connu, la bière est l’eau préférée des marins en haute mer ! Jusqu’au 16e siècle, tout voyage de plus d’une semaine sur les mers d’Europe s’accompagne d’un lourd chargement de bière.
La bière de l’époque, bien que faiblement alcoolisée par rapport à la moyenne des bières modernes, est néanmoins utilisée pour empoisonner la bactérie et ainsi préserver la bière pendant les quelques semaines nécessaires à l’accomplissement d’une mission commerciale. Les marchands de la Ligue Hanséatique – une sorte de confédération de cités-franches – standardiseront cette pratique en ajoutant de grandes quantités de houblon dans les barriques, créant ainsi l’ancêtre (méconnu) des IPAs.
Cependant, vers la fin du 17e siècle, le vent tourne. Les progrès technologiques permettent d’incroyables percées maritimes : de nouveaux navires immenses décollent vers les quatre coins du monde avec, à leur bord, la soif de nouveaux territoires. En même temps, grâce aux alchimistes, aux traducteurs arabes de l’Antiquité et à la médecine européenne, la distillerie passe d’une science occulte à un remède miracle pour presque tout. On commence à distiller du vin à travers toute l’Europe de l’Ouest, notamment en Angleterre.
Au 17e siècle, l’Europe de l’Ouest se jette à corps perdu dans les spiritueux et ce, suffisamment pour faire dire aux hérauts de la presse anglaise que l’apocalypse est imminente. L’élite anglaise s’affole à l’idée que la populace se laisse ravir par le puissant gin, ennemi de la productivité moderne…
Toutefois, ce qui affole Londres fait aussi le bonheur de son amirauté. Les produits de la distillerie (brandy, whisky, scotch, gin, etc.) offrent également un avantage militaire incomparable sur l’océan. Contrairement à la petite bière, les spiritueux ne surissent pas. Il suffit d’en verser un peu dans une portion d’eau pour tuer les agents pathogènes. Mais ce n’est pas tout : les spiritueux prennent bien moins de place que les fûts de bière. Pour une même quantité d’alcool, les spiritueux prennent beaucoup moins d’espace que la bière, permettant ainsi de réaliser des économies d’échelle.
C’est le vice-amiral Edouard Vernon qui introduit la formule magique par laquelle le fort remplace définitivement la petite bière comme boisson de prédilection de la marine britannique, une pratique qui sera ensuite adoptée par les autres grandes puissances de l’époque, avant de disparaître au crépuscule du 20e siècle. Vernon, un officier juste et respecté, présente le cocktail à son équipage lors d’un voyage dans les Indes Occidentales en 1740. Le grog est constitué à 50% de rhum, et à 50% d’eau, avec une soupçon de sucre et de jus de citron (quand c’est possible) pour combattre le scorbut.
Autre précision historique : c’est la marine britannique qui boit le grog, et non son ennemi juré, le pirate des Antilles! La majorité des pirates à succès qui se réfugient dans les Caraïbes et qui pillent les galions espagnoles et les frégates anglaises se font un point d’honneur de ne pas boire le cocktail maudit du pavillon britannique!
D’ailleurs, ce n’est pas si surprenant; ce n’était pas votre cocktail habituel ! Il est fort possible qu’une portion de grog vous aurait arraché la gueule. À l’époque, le rhum a encore une vilaine réputation, avec des taux d’alcool par volume avoisinant le 60%.
Comme nous le raconte Charles dans l’épisode ci-dessous du Temps d’une Bière, l’introduction du grog dans la marine britannique est loin d’être une panacée parce que maintenant, il faut s’occuper des gens qui prennent un coup…
Parlez en bien, parlez en malt, le grog laissera une empreinte durable dans notre psyché collective d’amateurs de bonne boisson. Ma propre grand-mère préconisait une ponce de gin pour conjurer le mauvais sort. Sa recette, un mélange d’eau chaude, de miel, de gin et de citron, n’était pas si différence de celle du bon vieux vice-amiral Nelson.
La marine britannique abandonne finalement son système de rationnement en 1970. Le grog, lui, a poursuivi sa renommée, passant de boisson de survie à cocktail de luxe!
Pierre-Olivier Bussières, animateur du balado Le Temps d’une Bière
Pendant que vous y êtes, allez voir le balado de notre ami Charles