Frank Malt nous fait découvrir un autre Yalta: banquets somptueux, concours de toasts, paysages apocalyptiques, pénurie de toilettes, et espionnage incessant. Dans les coulisses du pouvoir, la réalité des accords entre les puissances révèle les difficultés du nouveau ménage à trois géopolitique entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union Soviétique.
La Seconde Guerre mondiale tire à sa fin sur le théâtre européen. Pour préparer le monde de l’après-guerre, une rencontre aura lieu entre les trois puissances que sont les États-Unis, l’U.R.S.S. et le Royaume-Uni. Mais l’ambiance sera très différente. Déjà, on y trouve les grandes lignes de la Guerre froide.
Déjà le lieu choisi pour la rencontre n’est pas évident pour personne. Yalta se situe dans la péninsule de la Crimée et est difficile d’accès. Staline a pris soin que l’itinéraire montre l’ampleur des destructions causées par les terribles affrontements sur le front de l’Est pour bien ancrer le point des sacrifices de l’Union Soviétique. Ennuyé plutôt qu’apitoyé, Churchill va même dire : ‘’Nous n’aurions pas pu trouver un pire endroit dans le monde même après des années de recherche.’’
La conférence n’a rien d’un Sommet du G7 protocolaire et riche en poignées de main pour journalistes. Mi-parcours international, mi-fête, la conférence est le lieu de bien des scènes étranges, de nombreux excès, et beaucoup de petits accrochages. Commençons par la promiscuité hasardeuse de délégations habituées à se méfier les uns des autres. Chaque leader et leur entourage ont un palais pour eux seuls : le palais de Livadia accueille Franklin Roosevelt (FDR) et les Américains ; Churchill et sa compagnie logeaient au Palais Vorontsov ; et Staline et son entourage étaient au palais Yusupov. D’une certaine manière, les trois grands ont vécu dans le luxe.
Mais en contrepartie, ils ont dû faire face à des quartiers exigus, à un paysage européen bombardé et aux banalités de la vie quotidienne. Leur séjour était à la fois décadent et désastreux. Chaque suite avait son propre palais, mais Winston Churchill appelait Yalta la “Riviera de l’Hadès”. Ils ont eu des dîners à plusieurs plats, mais ils ont aussi eu des files d’attente vers les toilettes qui s’étendaient sur des heures.
Yalta était un sinistre paradoxe diplomatique : parfois, les accords historiques ne nécessitent pas seulement résolution – ils nécessitent aussi beaucoup de bavardages et d’alcool. Cadogan, un diplomate britannique présent aux accords, à ce sujet écrit : ‘’ Le P.M. (Churchill) semble bien, bien que buvant des seaux de champagne caucasien qui minerait la santé de tout homme normal’’.
Que ce soient des palais ou pas, ce qui a été souvent été retenu était, c’était les fameuses toilettes de Yalta. Il n’y avait que neuf toilettes sur tout le campus pour plusieurs centaines d’invitéz. D’autres toilettes ont été ‘’construites’’ sur des tranchées. Il n’y avait de toilettes privées qu’uniquement pour Churchill ou Roosevelt. Staline lui-même faisait la file pour y accéder. (Il faut dire que Staline réprimandait aussi les passants au Kremlin pour ne pas marcher sur le trottoir.)
Outre ces installations, les lieux ont été truffés de centaines de micros par les Soviétiques. Staline pouvait jouir de cet atout hors pair lors des négociations durant la conférence. Home advantage!
Les dirigeants organisaient des dîners dans leurs palais et, sans exception, c’étaient des affaires animées et alcoolisées. Et ce, avec un peu de tension géopolitique pour faire bonne mesure. Après le dîner du premier jour complet, FDR a contrarié Staline en révélant qu’il l’appelait “Oncle Joe” pour plaisanter. Staline s’est toutefois remis de cette blague et est devenu plus convivial par la suite. Staline, qui sait comment faire un party, aurait servi à Churchill le brandy ArArAt. On fait venir du vin de Massandra, haut lieu viticole ukrainien. Dans chaque chambre des villas ou résident les dignitaires, conseillers et leur personne, on trouve typiquement une carafe de vodka. L’ébriété est si commune et si grave à Yalta que certains membres des délégations anglaises et américaines doivent se faire “charrier” dans leur chambre. Les Soviétiques, qui ont truffé tout le campus protocolaire de micros, doivent saliver des potentiels secrets d’États gaspillés….
Le 8 février, Staline invite le groupe à dîner dans sa villa. Kathleen Harriman, fille du diplomate W. Averill Harriman, déclare que Staline “s’est amusé, a été un hôte splendide, et ses trois principaux discours étaient excellents”. Toutes les parties ont écrit que le tyran était de bonne humeur. Staline porte souvent de longs toasts (et boit beaucoup aussi, bien qu’il y ait des rumeurs selon lesquelles il ne sirote que la moitié de son verre avant de boire de l’eau). Churchill et Roosevelt sont heureux de rendre la pareille à Staline en lui portant un toast après le cocktail. Roosevelt a déclaré que l’atmosphère était “celle d’une famille”.

Peu de temps après la fameuse séance de photos du 9 février, lorsque Staline et Churchill se sont assis pour s’adapter au handicap de FDR, Yalta est redevenue une ville fantôme. Comme décrit dans l’ouvrage dans les archives du département d’État, de nombreux cadeaux sont échangés. Parmi les présents, on trouve du vin, du caviar et des cigares forts pour les Américains, tandis que les Russes recevaient des médailles personnalisées. Au lieu de pourboires, les invités britanniques et américains ont été invités à donner aux domestiques des cigarettes, des bonbons et du chewing-gum. Mais les fêtes ne s’éternisent pas. Le 11 février, Roosevelt est parti à 16 heures, et Churchill, qui avait initialement prévu de rester plus longtemps, a filé à toute vitesse. Selon Sarah Churchill, Staline “a disparu comme un génie.”
C’est ainsi que prend fin la conférence de Yalta, plusieurs piqûres de moustique, une légère gueule bois et un petit goût amer pour l’Europe de l’est, sacrifiée pour la paix des puissances…
Le Temps d’une Bière